DU LIVRE « SAGESSES DE L’OLIVIER » ET DE LA LITTERATURE ORALE KABYLE EN GENERAL – Exorde d’une autre interprétation du mythe et du conte.
1 – Pourquoi avoir écrit ce livre ?
Ce livre s’inscrit dans une suite « logique » d’une dizaine d’ouvrages sur la littérature orale kabyle et notamment le conte. Le sommaire de « Sagesses de l’olivier » – Timucuha n tzemmurt – est volontairement plus « hétéroclite ». L’ouvrage comporte 20 récits : des contes, des fables, des mythes et des sagesses. Ceci afin de donner un petit aperçu du contenu de cette littérature orale qui était offerte à l’enfant kabyle dans l’ancienne Kabylie. C’est donc l’enfant que j’étais et qui sommeille toujours en moi, qui s’était souvenu comment sa famille s’ingéniait à égayer son enfance en lui transmettant une partie de ce fond littéraire berbère de Kabylie qui vient de la nuit des temps.
Prenons pour exemple le cadre de l’hygiène qui touche à l’enfant. Aujourd’hui, les spécialistes de l’enfance font des émissions radio ou de télévision et écrivent des livres sur le sujet. Dans l’ancienne Kabylie, les femmes – sœurs, tantes, mères et grand-mères (et dans une moindre mesure les hommes) – avaient à leur disposition une « bibliothèque orale » dans laquelle ils puisaient à des fins éducatives. Avec un avantage non négligeable, tout était transmis de façon ludique et légère. A la différence de la société moderne, dans la société kabyle ancienne tout était fait – dit et conté – de manière à attiser l’attention de l’enfant sur ce qui le touche de près ou de loin. La transmission se faisait aussi bien avec une certaine gravité qu’avec un humour prononcé. Il en est ainsi du conte « Le pou et l’enfant » (Tilkit d weqcic) qui permet à la grand-mère d’en tirer une morale concernant la propreté après avoir amusé son petit-fils : « Dieu a créé le pou pour que l’on se lave la tête ! » (Ifk-ad Rebbi tilkit i tarda uqerruy !)
Il y a aussi des contes qui traitent de questions plus « sérieuses » (ou plus graves) comme la protection de l’environnement, les droits de l’enfant, la condition de la femme, le droit d’asile ou le grave problème de l’inceste. En suivant l’actualité à travers le monde, on ne peut manquer d’être étonné : ce sont des sujets d’actualité, notamment en France, auxquels les anciens Kabyles avaient apporté des solutions depuis déjà plusieurs siècles ! Prenons le cas du droit d’asile dont il est question dans « Le mythe de la lune et l’enfant », un dicton kabyle dit : « Le droit d’asile est semblable à Dieu : il se suffit à lui-même ! » (laânaya am Rebbi, tekfa iman-is !) Cela signifie que l’asile était accordé à l’étranger sans condition aucune. Faillir aux règles du droit d’asile était « un crime au-dessus de tous les crimes ». On chassait de la Cité celui qui avait failli au droit d’asile, avant de détruire sa maison ! Ce sont tous ces invariants culturels et mentaux qui font l’identification de l’enfant amazigh. Cette identification est double et constante dans la littérature orale et notamment dans le conte kabyle. Psychologiquement, elle fait appel à la puissance de l’enracinement socioculturel et linguistique qui nous renseigne comment opèrent les mécanismes de fixation dans la société d’un peuple premier comme le peuple kabyle. Elle nous révèle ainsi la relation au monde des structures de la personnalité kabyle
2 – Quelle est l’importance de l’écrire en langue française et berbère?
Mon père me disait : « Ecris ce que tu peux en kabyle, tes enfants le trouveront ! »
J’étais alors collégien. Et mon souci était d’écrire d’abord en kabyle et uniquement dans ma langue maternelle a d’abord été dicté par l’envie de faire plaisir à mon père… mais pas uniquement. Je m’explique : contrairement aux autres enfants kabyles, j’avais fait mon entrée à l’école française à l’âge de 11 ans. Jusque-là, je n’avais pas connu d’autre langue que ma langue maternelle, le kabyle. J’en étais donc très imprégné. Mais à l’école, le kabyle était interdit ! Je me souviens d’avoir été battu par deux fois pour avoir parlé kabyle à l’école : une première fois par un instituteur français pendant la guerre d’Algérie; et une seconde fois, à l’indépendance de l’Algérie, quelques années plus tard, par un maître d’arabe originaire de Syrie. A cause de cela, je m’étais donc rapproché davantage de mon père.
Pour écrire, avant d’utiliser le tifinar dans les années 70, je transcrivais ma langue en m’aidant de l’alphabet français. La grammaire berbère de Mouloud Mammeri (Tajerrumt n tmazi$t) était pour moi quelque chose de révolutionnaire ! En arrivant en France, j’ai fait partie des Groupes de Recherches Berbères des Universités Paris Sorbonne V et Paris VIII (où j’avais enseigné quelques années plus tard le berbère). Les études universitaires de sociologie, de psychologie et de linguistique m’ont permis de comprendre davantage encore le trésor que recélaient ma langue et ma culture. C’est évidemment la langue française qui avait aidé à cela, ce qui explique pourquoi j’écris « en français et en berbère ».
Pour être franc et aller au bout des choses, le français est devenu par la force des choses et des événements – comme pour tous les Algériens – ma langue d’adoption et la langue maternelle de mes enfants. Ce n’est donc pas seulement « un butin de guerre » comme disait si bien Kateb Yacine, c’est aussi pour moi un trésor de paix, d’amour et de connaissances. C’est à la naissance de ma fille que j’ai commencé à traduire quelques contes pour les lui raconter le soir… dans les deux langues : kabyle et français. Je voulais que ma fille entende le kabyle, une langue qui est aussi la sienne, une langue aux accents de sagesse porteurs du bonheur d’exister en tant que Berbère, pour vivre en communion avec tous les autres peuples du monde, car la terre entière est englobée dans les paroles ancestrales de la langue de ses ancêtres, une langue dont les accents et les richesses sont méconnues et qui pourtant, est remplie de messages et de croyances rassurantes, car porteuse d’une lumière universelle.
Alors que je faisais partie du Groupe d’Etudes et de Recherches Berbères de Paris V, Fernand Bentolila qui en assurait la direction m’engageait fermement à mettre, ce que je connais de la littérature orale, à la disposition d’un public plus large et notamment les Kabyles de la diaspora dont les enfants nés en France – comme les miens – ont besoin de découvrir les racines ou les origines de leurs parents ou de l’un d’eux, quand il s’agit d’enfants de couples mixtes. Pour cela, l’écrit bilingue est nécessaire pour mettre en avant la langue et la culture berbères.
3 – Quels types de messages spirituels véhiculent les histoires rapportées dans le livre ?
Pour les Anciens kabyles, le premier message spirituel consiste à protéger la terre – mère nourricière et sacrée car protectrice de la vie –, de l’environnement (tarwest). Mon grand-père me disait : « Tu vois, mon fils, il faut planter des arbres et les protéger. Ce sont des êtres vivants comme toi et moi : car à chaque fois qu’un arbre tombe, c’est un homme qui se meurt ». Devant mon étonnement d’enfant, il me raconta le mythe de la création de l’homme et de la femme : mythe que les Kabyles tenaient pour le plus important. Pour les Anciens, c’est de l’arbre – du frêne, premier arbre de la création – que le Souverain Suprême avait créé le premier homme. Afin que cet « homme-arbre » puisse vivre sur cette terre, Dieu créa la première femme, la mère-du-monde (yemma-s n ddunnit) d’une perle de rosée. Il fallait donc l’arbre et l’eau pour qu’il y ait vie sur terre. Chez nos ancêtres les Imazighen, les préoccupations écologiques étaient d’abord d’ordre spirituel : sans l’eau et l’arbre point de vie sur terre. Comme l’avait écrit Claude Lévi Strauss « Comme la science, la mythologie procède par analogie. » Pour les anciens Kabylie, tarwest signifie qu’il y a un lien et une interdépendance entre tous les êtres vivants sur la terre. C’est aussi dans ce sens que les Kabyles – sans doute le seul peuple autochtone au monde à le faire – avaient une fête dédiée aux insectes (tame$ra ibeεεac) qui se terminait par le souper des insectes (imensi ibeεε ac).
Dans toutes les formules qui entourent les récits de la tradition orale – qu’ils soient contes ou mythes, fables ou sagesses – il est toujours question de « bonheur », de sagesse et de « lumière » qui signifie savoir, amour, connaissance et justice.
Chaque mot de cette histoire révèle un sens
Les Anciens nous l’ont transmise
Tout peuple qui aspire à la lumière
C’est avec sagesse et connaissance qu’il arrive à la conquérir.
Une formule de clôture de mythe
C’est un mythe, soyez heureux !
Je l’ai dit la nuit, la lumière va le démêler,
Je l’ai conté au jeune noble, le rocher a ri et pleuré
Je l’ai narré au clair de lune, le vent l’a emporté !
La langue amazighe n’est pas une « langue ordinaire ». C’est une langue première, autochtone, qui vient de la nuit des temps. A ce titre, elle est menacée de disparition. Le peuple berbère est un chef-d’œuvre en péril. Les anciens Kabyles étaient déjà conscients de ce péril. Dans un mythe fondateur, le Souverain suprême a dit au Premier des Kabyles qui s’inquiétait des menaces qui pesaient sur son peuple :
N’aie crainte et ne sois triste
Si le Kabyle venait à disparaître
Je prendrai les chemins malgré la chaleur de l’été
Je transformerai le paradis en désert
Je pleurerai jusqu’à faire déborder les mers
J’enlèverai la protection que j’ai donnée aux montagnes
Et j’effacerai le monde comme le sirocco
Lorsqu’il efface les traces de pas laissées sur le sable !
La protection du mythe est pareille à celle du lion !
Parmi ces messages spirituels (fort nombreux) que se transmettaient les Kabyles de génération en génération, ils y avaient aussi ceux qui entouraient leur langue. Bon nombre de sagesses, de dictons et de maximes « protègent » ce trésor, tissé par les ancêtres, qu’est la langue tamazight. Les Anciens disaient : « Qui a une langue, se sent en sécurité ! » Ils disaient aussi : « Si Dieu te réclame ton cœur, donne-le lui ! S’il te réclame ta terre et ta langue, dis-lui : « Non ! » Sans ta terre et ta langue, tu n’as ni cœur ni foi ! »
En ce sens que lorsqu’une langue se meurt, c’est son peuple qui cesse d’exister.
Grâce au conte et au mythe, il était donc possible non seulement de traiter de tous les sujets, mais aussi et surtout de tous les problèmes de société, à commencer par l’existence du peuple qui parle la langue qui veille à la transmission de ses légendes et de ses mythes. Dits en berbère, le conte et le mythe sont donc non seulement un art de vivre amazigh mais aussi et surtout une raison de vivre et de survivre par ces temps menaçants où certains Etats considèrent la diversité culturelle non pas comme une richesse, une lumière qu’il faut sauvegarder, mais au contraire comme un danger !
4 – Le récit d’une histoire (tamacahut) n’est pas anodin dans le monde berbère, dans quel décor et quelle ambiance étaient racontées ces histoires ?
Nous venons de voir que les raisons de la transmission orale chez les Berbères de Kabylie est empreinte d’un sacré qui touche à toutes les sphères de la vie. Mon père disait à juste titre : « Ecouter un conte, c’est s’entendre vivre ! » Une conteuse de mon Arch disait : « Quand une femme kabyle conte, c’est dans le noir qu’elle cherche la lumière ». Mon arrière grand-mère disait aussi de façon solennelle, presque religieuse : « Quand je conte, même le Ciel se met à rire et à pleurer ! » Il est difficile de parler d’un peuple qui fait rire et pleurer à la fois Dieu et le rocher ! Pourtant, les Anciens kabyles avaient cette capacité d’arrêter le temps et d’en transformer les éléments, allant jusqu’à faire rire et pleurer le bon Dieu !
Ô parole qui se fait entendre,
Faite de mythe et de légende
Les pays qui t’abandonnent
En hiver, de froid succombent.
C’est par une formule ou un poème dédié aux contes et aux mythes que ma mère donnait le ton de la soirée.
Toute une mise en scène se mettait donc en place quand la mère kabyle se mettait à conter. Il y a de la lumière qui jaillit à travers chacun de ses mots. Les mots sont dits, scandés, susurrés, criés, entrecoupés ou chantés, selon les cas, les moments et les séquences du récit. Le silence qui les enveloppe leur donne encore plus de poids et de sens. Un sens – à travers une syntaxe et une sémantique – qui passe aussi à travers le visage, les yeux et la gestuelle de la narratrice.
Un silence que nous buvions ; nous ne disions jamais : « Et après ? » Nous attendions sagement que la conteuse reprenne le cours de son récit auquel nous étions suspendus comme par un fil invisible mais ténu, un fil d’Ariane.
Je me souviens de ces nuits d’hiver autour du feu et de ces nuits d’été dans la cour intérieure de la maison, où la formule d’ouverture du conte suspendait la maison aux étoiles.
Quand le métier à tisser « se reposait », transposez « quand les tisseuses se reposaient », la grand-mère soufflait sur la lampe à huile ou à pétrole par mesure d’économie. Ne subsistait alors que la lumière du foyer. Les flammes du kanoune donnaient aux visages ces reflets magiques où chacun redevenait lui-même en échappant à la lumière de la lampe comme au temps et à la lumière du jour.
La lumière du foyer créait ces instants enchanteurs, où la conteuse suspendait le cours du temps. Durant cette suspension du temps, chacun disait ce qu’il voulait dire, faisait ce qu’il voulait faire et devenait ce qu’il voulait être, par la magie du conte. Serrés les uns contre les autres, une joie et une sérénité infinies nous envahissaient jusqu’au moment où nous étions emportés par le sommeil.
La lumière du kanoune est une lumière qui nous sortait du temps des soucis quotidiens pour nous faire entrer dans le temps merveilleux tout illuminé des mots dont se perle le conte.
J’entends encore ma mère dire en souriant : « Le conte, celui qui le dit, il faut lui donner un boisseau d’étoiles. »
Saisissons un instant cette allégorie pour l’expliciter. Personne ne peut attraper une étoile. Ce boisseau (lgelba) est une mesure qui sied au « type pensée », comme on dit en psychologie. Cette mesure renvoie à l’archétype culturel kabyle, voire à l’archée, où la conteuse est considérée comme portant en elle (et sur elle) la lumière dont a besoin son auditeur, en l’occurrence ses enfants et ses petits enfants.
C’est si peu dire que nous étions heureux ! Peu de soirées au monde pouvaient ressembler à ces soirées kabyles où la magie du conte donnait au bonheur familial une empreinte indélébile.
Dans la grande pièce qui nous servait de salon (tasga), de cuisine, de salle à manger, de réserve, de chambre à coucher et d’atelier de travail, nous nous rassemblions en demi-cercle devant le magique kanoune où brûlaient de grosses bûches de frêne, de chêne et d’olivier.
De temps en temps, mon père se levait pour vérifier si les bêtes dans l’étable, qui donnait sur tasga, ne manquaient de rien : les bêtes vivaient dans la même pièce que nous, dans l’étable située en contrebas du salon. Au-dessus de l’étable, il y avait la soupente (taεrict), une sorte de duplex ou de grande mezzanine qui servait de réserve et de chambre à coucher pour les filles de la maison.
Blotti entre mes tantes et mes frères et sœurs, quand je n’étais pas sur les genoux de mon père, qui me massait doucement le dos de ses mains calleuses, je luttais chaque soir contre le sommeil pour pouvoir entendre encore et encore ces contes merveilleux, ces légendes et ces mythes de toutes sortes, ces sagesses, ces joutes et ces chants qui viennent de la nuit des temps qui ont marqué mon enfance, ma jeunesse et ma vie d’homme.
Comment oublier aussi ces soirées où nous jouions aux énigmes ? Ces soirées qui contrastaient avec celles dédiées aux contes par l’ambiance qu’elles y installaient, les éclats de voix et les éclats de rire, entrecoupés du silence favorable à toute profonde réflexion.
Comment oublier la douce voix de ma mère qui s’élevait dans la nuit, après nous avoir abreuvés de contes jusqu’à ce que « le sommeil du juste » nous emporte ?
J’ai conté maints récits et j’ai dit maints poèmes
J’ai chanté des hivers mais aussi des printemps
J’ai tracé des chemins entourés de beaux dits
Et comme toutes mes semblables, j’ai saigné en dedans
En chantant ma tristesse, j’ai nourri mes enfants
J’ai pris soin de ma maison, je l’ai protégée du froid
Le bonheur, je l’ai vu, il m’a souvent souri
Quand je disais les mots qui éclairaient ma nuit.
Mon conte s’en va sans s’arrêter
Comme s’en iront les misères
Le chacal s’en est allé de maquis en maquis
Il nous a frappés avec des beignets
Nous les avons mangés
Nous l’avons frappé avec une bûche
Et nous l’avons tué
Le chacal, que Dieu le punisse !
Et nous, que Dieu nous bénisse !
Et qu’Il nous laisse à jamais dans la lumière !
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