Publié par : youcefallioui | octobre 28, 2011

Enigmes kabyles

« Les Belges des Arabes ! »

Les énigmes sont un genre littéraire kabyle majeur. Et comme tout ce qui est « majeur » dans notre culture, il est délaissé au projet de tous les genres « mineurs »… C’est un constat désolant et inquiétant qui montre comment une culture s’effrite peut-à-petit et comment une langue glisse doucement – imperceptiblement – vers la mort. Ce qui signifie que les inquiétudes des experts de l’Unesco concernant la disparition inéluctable de la langue autochtone amazighe est à prendre avec beaucoup de sérieux… la mort du peuple amazighe suivra aussitôt celui de sa langue. Et comme le disait en plaisant (!) un ami Belge de Bruxelles : « Vous serez, en quelque sorte,

« Les Belges des Arabes ».

Revenons quand même à ce jeu littéraire que nos ancêtres ont inventé depuis des millénaires et que beaucoup de peuples auraient été fiers de posséder une telle manifestation du génie littéraire berbère.

Du jeu des énigmes – Turart n temsaεraq :

A vous de jouer et de trouver ! C’est quoi ? C’est quoi ? Celui qui la trouvera aura du bonheur ; quant à l’autre, il aura un coup sur la tête !

D-acu-t ? D-acu-t ? win i-tt-id yufan ad yaf llhu ; ma d wayedh a-tt yagh s-aqerru !

1 – Il marche en avant, il marche en arrière,
Il ne porte sur lui aucun vêtement,
Il n’a jamais froid et il n’a jamais chaud –
C’est quoi ! C’est quoi ! Celui qui le trouve trouvera le printemps ; quant aux autres, nous leur dirons : »Prenez garde, souvenez-vous ! »
1 – Réponse : Il était une fois, c’est  « Le temps » ou « l’ombre » (selon Katy).
1 – Iteddu ar zdat,
Iteddu ar deffir,
Ur yelsi acettid,
Ur t-ineqq usemmid,
Ur t-ineqq ukkuffir !
D-acu-t ? D-acu-t ? Win i-t-id yufan ad yaf tafsut !
Ma d wiyad, asen nini : hader-ewt ecfut !
1 – Tirit : A-macahu d lwakud (lawan-lweqt) nagh « tili » (sghur Katy).
2 – J’ai appelé au-delà des montagnes, les collines m’ont répondu. C’est quoi ? C’est quoi ?

2 – Réponse : Il était une fois, c’est  « L’écho ».
2 – Ssawlegh akken i ydurar, errant-iyi-d tghaltin. D-acu-t ? D-acu-t ?
Win i-t-id yufan ad yaf tafsut !
Ma d wiyad, asen nini : hader-ewt ecfut ! – Ahu nagh essut.
2 – Tirit : A-macahu d « tili » (t-tili).

A-NKEMMEL TURART ! Continuons le jeu !

Un autre ouvrage vous attend !


3 – Ur ineqq  ur ittmettat – D-acu-t ? D-acut ? ( Il ne tue pas ; il ne meurt pas – C’est quoi ? C’est quoi ?) – ?
4 – Teccur truka, tebren terruri – d-acu-t ? D-acu-t ? (La quenouille est pleine ; elle tourne et se vide – C’est quoi ? C’est quoi ?) – ?
5 – A Rebbi sled ak iniγ
Af tedyant d-ijja jeddi
Ur tecliε deg’wayen ddiγ
Am tura am zik-nni
Nettat tezra ansi d-kkiγ
Nekk ur sinneγ abrid-nni ! – D-acut ? D-acu-t ?
5 – Ô Dieu, écoute-moi que je te raconte
A propos d’une situation que j’hérite de mon grand-père
Elle n’a cure de toutes mes peines
Depuis toujours c’est comme ça
Elle, elle sait bien d’où je viens
Alors que moi, je ne connais point ce chemin – C’est quoi ? C’est quoi ?
6 – A win yennudan luda
Idurar yakw d sswahel
Ma yella ak d-ibin kra
Af tin ikerrzen fihel – D-acu-t ? D-acu-t ?
6 – Ô toi qui parcours les plaines
Les montagnes et les vallées !
Vas-tu enfin y voir clair  ?
A propos de celle qui cultive l’inutile – C’est quoi ? C’est quoi ?
7 – Tihhedmert amzun wlac
Tamγilt-ynes tessedhac – D-acu-t  ? D-acu-t ?
7 – Sa petite poitrine (son bréchet) apparaît à peine
mais ses défenses sont étonnantes – C’est quoi ? C’est quoi ?
8 – Ijeggigen fsan :
Ssazden-iyi ussan
Kkiγ-d ansi d-kkan – D-acu-t ? D-acu-t  ?
8 – Les bourgeons sont épanouis
Ils me rendent la vie agréable
Je suis venu d’où ils sont venus – C’est quoi ? C’est quoi ?

COMMENT JOUER – Amek i tga turart ?

J’ai connu cinq façons de jouer aux énigmes. Je les ai personnellement pratiquées dans ma famille, pendant de longues années où nous passions des nuits blanches autour du jeu des énigmes :

1 – Deux personnes qui s’opposent (le sphinx et l’œdipe). Cette formule est propre à toutes les joutes oratoires.

2 – Seul : chacun pour soi, à l’intérieur d’un groupe de joueurs.

3 – Le sphinx s’oppose à toute l’assistance.

4 – Deux groupes qui s’opposent. Cette formule est également utilisée dans les joutes oratoires[1] (Izlan et Timsal).

5 – Plusieurs groupes qui se forment avec des « capacités intellectuelles » et des tranches d’âge plus ou moins identiques en chacun des groupes. Si un groupe s’avoue vaincu, on peut choisir de transmettre le défi – l’énigme – à un autre.

La formule d’ouverture du jeu des énigmes invite à un silence absolu, voire religieux : »Je jette un grain sur le toit, celui qui ose parler mourra étouffé ! (Teggregh aεeqqa ar ssqef, win d-inetqen ad yesselqef !)

Quand le sphinx « a lâché son énigme » (ibra-yas-d i temsaεreqt), l’œdipe réfléchit et avance une série de clés qui approchent le thème proposé, s’il est fait obligation au maître de l’énigme de le préciser en début ou au cours du jeu. Dans le cas contraire, l’œdipe demande au fur et à mesure qu’il cherche : « Est-ce que j’approche ou non ? » (Qrib ad awvegh nagh xati ?), ou « est-ce que je brûle » (qrib ad rghegh ?).

Si l’adversaire ne trouve pas, le sphinx précise le thème de son propre chef : une façon de relancer le jeu et de faire durer le plaisir. Quand l’énigme est trouvée, mais que la réponse est sujette à controverse, on ne passe souvent à une autre énigme qu’après une âpre et longue discussion sur celle qui vient d’être cloturée.

Le nouveau maître de l’énigme (amnay), qui prend la place du sphinx, propose la sienne – en son nom propre ou au nom de son groupe -, en reprenant les mêmes formules d’usage ou d’autres de son propre répertoire. Ces formules sont évidemment souvent oubliées ou omises quand les esprits sont échauffés par la puissance du jeu.

Si l’énigme n’est pas solutionnée par le premier adversaire, à qui elle a été proposée, le sphinx a le choix de garder son énigme pour le prochain tour ou de la proposer à un autre joueur ou un autre groupe, après avoir chargé symboliquement le premier qui n’a pas pu dénouer l’énigme :

– « Dis échec ! » = « donne ta langue au chat ! » (ini-d aqnuz !), exige le sphinx.

– « Echec ! » = « je donne ma langue au chat ! » (aqnuz !), répond l’œdipe.

Le sphinx : « Tu acceptes de me porter sur le dos ou je te charge ? » (a-k sbibbegh nar a-yi tbibbed ?)

L’œdipe peut opter pour l’une des deux formules suivantes :

1 – « Je te prends sur mon dos ! » (A-k bibbegh !) Et le sphinx pour montrer son humilité répond : « Au paradis ! Moi et toi nous y mangerons des crêpes ! » (Γel-ljennet ! nek d keçç di teghrifin a d-neçç !)

Si, au contraire, l’œdipe opte pour l’autre formule et refuse de porter le sphinx, il disait : « Charge-moi ! » (Sbibb-iyi !)

Dans ce cas, le sphinx est en droit de préparer une sentence de son choix. Elle est rarement méchante. Elle est souvent pleine d’humour et de malice pour taquiner l’œdipe en chantonnant : « Tu as succombé à l’obstacle ! » (Iwwet-ik wugur !). « Je te fais porter un mulet » (A-k sbibbegh aserdun !) Le sphinx dont on souhaite amplement la participation au jeu des énigmes est celui qui sait cultiver l’humour, qui fait rire aux éclats l’assistance en puisant dans un répertoire humoristique riche et attendu. On attend donc qu’il fasse preuve d’imagination non seulement dans la création de ses énigmes mais aussi et surtout la façon dont il animera celles-ci. Car l’art des énigmes ne se limite pas à la seule création. Il peut réserver une sentence unique à l’égard de quelqu’un : « marier », par exemple, le malheureux œdipe à une vieille braillarde du village.

Pour éviter une plaisanterie à ses dépends, l’œdipe peut prendre les devants en acceptant de porter (symboliquement) le sphinx sur dos.

– « Je te porte où tu veux sur mon dos ! » (A-k awigh anda tebghid f-faεrur-iw !). Et connaissant les centres d’intérêt du sphinx, il va avec humour au devant de ses désirs.

Magnanime, le sphinx répond presque toujours avec une formule gentille : « Porte-moi jusqu’à Bejaia des ancêtres, et les liens qui nous entravent se délieront ! » (Bibb-iyi ar Bgayet l_lejdud, ad fsin fell-agh lecdud !)

Tout cela se passe sans jamais vexer ni ridiculiser l’adversaire qui peut prendre rapidement sa revanche. Si le sphinx a chargé l’œdipe, le prix à payer est celui de dévoiler la clé de son énigme. Gare si la clé n’est pas conforme à la définition ! Et gare aussi, si l’humilité se fait absente : une grand-mère à l’écoute et surveillant souvent le déroulement du jeu peut aussitôt intervenir pour remettre à sa place le sphinx qui ne sait pas, comme dit le sage, que « la jarre qui est pleine de miel, son ange gardien c’est l’humilité. »

Ainsi naissent les énigmes en Kabylie. Et il est fort probable qu’il en existe d’autres noms et d’autres façons de jouer. Comme l’indique celle-ci, que mon père attribuait à un sage de mon village – Mohand Berber – et qui évoque l’Assemblée générale des citoyens de la cité kabyle : « Les lions se sont mis ensemble et chacun y va de son propos ; les étoiles en veulent à la lune d’écouter ainsi les secrets ; pendant qu’ils s’abritent sous le clair de lune ; au temps où la parole dissipait la nuit noire ; le vent se faisait doux pour que les sages puissent imposer la paix » (Gerwen yizmawen yalwa d-acu yenna ; itran ttgallan af  aggur d-acu yesla ; tiziri tedl-iten ; asmi awal di tlam yerna ; adu yress i-wakken imusnawen a d-sersen lehna).

L’énoncé montre que ce n’est pas tant l’allégorie qui est recherchée, mais une métaphore générale qui décrit la tenue en pleine nuit d’une Assemblée dont les sages devaient prendre une grande décision : mettre fin à une guerre.

Il est fort probable qu’il ait existé d’autres noms qui ne nous sont jamais parvenus. L’érosion n’est pas seulement due au temps, mais également et surtout à tous les heurts historiques. La langue berbère continue de subir encore bon nombre d’antagonismes de la part d’un modèle culturel dominant qui prône l’arabe classique comme seule langue nationale et officielle en Afrique du Nord, pourtant terre des Berbères. L’invasion arabe n’est pas absente de la littérature orale kabyle. Il existe bon nombre de proverbes, de contes, de poèmes et d’énigmes qui mettent en avant cette situation d’aliénation linguistique à laquelle j’ai consacré un livre[2] sur les contes qui stigmatisent la mauvaise condition des Imazighen. Le dicton est on ne peut plus clair : « La jument (la terre) appartient à mon père et à mon grand-père, et pourtant je monte toujours à l’arrière » (Tagmart m baba d jeddi, rnigh errekban ar deffir).

L’officialisation de la langue des autochtones berbères permettra assurément que cette animosité – cultivée par les gouvernements du Maghreb – disparaissent. Contrairement à ce qu’ils pensent, ce n’est pas la marginalisation des Berbères qui permettra l’unification, mai bel et bien la reconnaissance pleine et entière du peuple amazigh berbérophone.

Cette reconnaissance juste et incontournable de la langue amazighe, permettra un jour à la littérature orale berbère comme à ce jeu des énigmes d’être repris sur les bancs de l’école par les enfants berbères dont on veut aujourd’hui effacer la langue afin de les arabiser comme tous les autres berbères arabisés qui ne se reconnaissent plus dans cette culture et cette langue millénaires qui véhiculent encore bon gré malgré un trésor de mots que tout autre pays au monde serait fier de posséder.

Il est plus que jamais temps que les Berbères arabisés qui ont perdu leur véritable identité en perdant la langue amazighe recouvrent l’une et l’autre en permettant de mettre fin à cette malédiction si bien décrite par les Anciens : « Un pays qui n’est pas capable de faire rêver ses enfants par le jeu, le savoir et la sagesse est une contrée asservie par des imbéciles aveugles qui n’ont jamais vu la lumière de ce monde, car ils se condamnent eux-mêmes à vivre dans une nuit noire et sans étoiles. »

Mais si la littérature orale kabyle porte en elle le désespoir du peuple berbère, elle n’oublie pas de nous dire également que tous les espoirs sont permis car , comme dit le diction : « La jeunesse veille au renouvellement de la lumière sur la terre ». Ceci n’a pas non plus échappé au genre littéraire majeur – créé par les Anciens –  dont il est ici question. L’énigme s’est souvent emparé de cet espoir que les Anciens se sont plu à appeler « le sel de la vie ».

J’ai toujours été intrigué par ce mystère de l’énigme ; non pas par celui qui en constitue l’allégorie et la métaphore, mais par le fait même que les Anciens aient pensé à créer ce jeu qui est en soi un genre littéraire majeure où la création est un jeu qui rassemble et ressemble à tous les âges : du vieillard qui vit ses derniers jours à l’enfant qui commence à comprendre les premiers mots de sa langue maternelle. De cette langue qu’il a commencé à apprendre dès le berceau ; que dis-je ? Dès le ventre de sa mère !

J’ai fini par comprendre pourquoi mon père disait : « La création des énigmes ressemble fort bien aux créations des grands couturiers parisiens. Chacune d’elle est unique ; elle est comme un beau vêtement ; mais au lieu d’habiller une personne, elle habille une situation de notre monde, de notre vie. » Mon père aimait particulièrement ce jeu. Je tiens de lui la majorité des énigmes de « haut rang » qui sont souvent de véritables créations savantes.

Seulement, mon père a omis de dire que l’énigme a ceci de différent par rapport à  la création du couturier : alors que le vêtement s’use à mesure que l’on s’en sert, qu’on le porte ; l’énigme, au contraire, s’use parce que justement l’on ne la porte plus : et elle finira par disparaître car la langue berbère – cette grande couturière qui l’a créé – la majorité des Imazighen ne s’en servent plus.


[1] Cf. Enigmes et joutes oratoires de Kabylie, L’Harmattan, 2006.

J’ai remarqué – non sans plaisir ! –  la « reprise » de créations de mon père et de ma tante sur un site kabyle  (avec un changement dans le texte : pp.74/75, n° 048).  Je ne puis que féliciter son auteur, même s’il n’a pas fait référence à mon livre.

C’est comme cela que les hommes et la science avancent !

[2] La sagesse des oiseaux, l’Harmattan, 2008.

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Réponses

  1. Bonjour,
    J’aimerais acheter les 3 livres de devinettes berbères pour les proposer à des enfants de 6 à 12 ans. Où puis-je les trouver?
    Cordialement
    Isabelle Vélitchkine

    • Bonjour madame,

      Je ne sais pas si les livres en question ne sont pas épuisés car le CILF ne les a pas réédités. En revanche, j’ai continué le travail sur les énigmes et devinettes berbères de Kabylie dans trois autres ouvrages édités chez L’Harmattan :
      1 – Enigmes berbères de Kabylie.
      2 – Enigmes et joutes oratoires berbères de Kabylie.
      3 – Un grain sur le toit – Enigmes et sagesses berbères de Kabylie.

      Avec tout le respect qui m’habite.

      Youcef Allioui

  2. je veux des devinette avecreponse j ai besoin de quelqueune

    • Azul a hindhindo… Toute une énigme votre nom ! J’aime tellement mon nom, que mon doux père et ma douce mère avaient soigneusement choisi en se rappelant l’histoire de notre Seigneur Joseph, que l’idée de prendre un pseudo n’a jamais effleuré mon esprit… Enfin, c’est votre droit. Voilà donc une seule énigme comme vous le souhaitez : « Anda ddigh, yedda yid-i – D-acu-t ? D-acu-t ? J’espère que vous l’avez trouvé… après ce que je viens de vous dire. Bien à vous !

    • Encore deux énigmes !
      – Akken i tettzid i tneqqes – D-acu-t ? D-acu-t ?- Ssawlegh i wedrar akin, errant-iyid- tghaltin ? D-acu-t ? D-acu-t ?


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