« La mare du Faraon » (Tamda n Ferεun) au lever du soleil sur la Soummam
Fleur de la Soummam – Tajeggigt g-wasif
(Photo Youcef Allioui – Tous droits réservés).
Enigme sur la Soummam/tamasεreqt af Asif Asemmam (sγur baba) :
Kecmeγ di temda n Ferεun
Yecban tigemmi r_Rebbi
Ssya w_ssya aman teddun
Laεwanser gan igemmi – Asif Asemmam.
J’entre dans la mare du Faraon
Elle ressemble au jardin de Dieu
De part et d’autres l’eau s’écoule
Les sources jaillissent par millier – Le fleuve Soummam.
La vallée de la Soummam… Un paradis à jamais perdu ?
« Soummam » est la déformation du mot kabyle asemmam qui signifie « acide ». La mythologie kabyle attribue cette acidité au sang du monstre et tyran Feraoun. En réalité, « le fleuve acide » (asif asemmam) doit son nom à la forêt de tamaris qui occupe les rives du fleuve (iciqer). Le feuillage de l’arbuste chargé de sel, donne un goût légèrement acide à l’eau du fleuve. Dans les temps bien lointains et dans l’antiquité, les Kabyles ou Cabales d’alors l’appelaient « la vallée aux bourgeons » (Tanebsat) ; la fameuse Navasath qui avait valu, par sa farouche résistance, tant de déboires aux envahisseurs étrangers.
Mais revenons brièvement à la mythologie kabyle qui a consacré « quelques belles pages de littérature orale » à cette majestueuse et luxuriante vallée, seul creuset kabylisant, qui s’étend sur plus de 2000 km2. Il est fort possible qu’il en est également question dans le mythe important qui parle des cinq premières confédérations (ou nations) kabyles (Quenquigentiens)[1]. L’importance historique et géographique permet à la vallée de la Soummam de « supplanter » – aux yeux de ceux qui connaissent peu ou pas le pays – les montagnes avoisinantes, y compris le Djurdjura oriental et son continuum, la chaîne du « col du vent », l’Akfadou, et la partie occidentale de la chaîne des Bibans et celles de l’Achtoub. Aussi, quand les gens parlent de « la Soummam », ils ignorent souvent que ce mot magique, qui figure dans la mythologie kabyle, recouvre une réalité géographique et sociologique très complexe. J’y reviendrai plus loin.
Selon la mythologie kabyle, le fleuve Soummam aurait jailli du sang du monstre Feraoun. « Le prince Aggar (ou Aqqar, selon les Anciens), fils de la lionne, suivit les recommandations de la fourmi… Quand Feraoun tomba, son sang gicla avec violence. De ce giclement, il créa « la mare de Feraoun » (tamda f_Ferûn), celle qui est la plus profonde dans le fleuve Soummam. Comme son sang continuait de couler vers la confédération des gens de Bougie (Ibgaytiyen), il forma la mer que les Anciens appelaient « la mer blanche » (agwensil acebhan).
Jadis, la Soummam fut peuplée de lions, de panthères, de léopards, de guépards, de buffles, d’hyènes, d’antilopes de loutres et de beaucoup d’autres espèces. Ces animaux sauvages peuplaient plaines et massifs algériens. Aujourd’hui, on a du mal à imaginer que l’Algérie fut un paradis pour les grands animaux sauvages.
Les Anciens des deux versants l’appelaient « la grande vallée » ou « vallée acide » (Alma ameqqwran/Alma asemmam). Les habitants du Djurdjura du sud et de l’Akfadou l’appellent aussi « la grande plaine » (azaγar). La Soummam recueille l’eau du Djurdjura et de l’Akfadou, de la chaîne des Bibans et des Babors. Cette eau, nécessaire à la consommation des hommes et à l’irrigation des champs et des jardins, alimente également les nappes phréatiques.
Lieu de haute résistance, la vallée de la Soummam a toujours été le premier lieu convoité par les envahisseurs de la Kabylie. Comme les Kabyles ne pouvaient subsister que grâce au complément de céréales fourni par leurs plaines, les montagnards des deux versants s’étaient partagés depuis la nuit des temps la vallée. Quand un envahisseur vint à l’occuper, il s’exposait de fait aux harcèlements des Archs propriétaires des terres environnantes. Les Anciens ont encore en mémoire un accord passé par les confédérations des At Abbès, des At Idel et des At Mlikech avec celles des Illoulènes ou-Samer, des Awzellaguen et des At Weghlis pour s’organiser et contraindre les Turcs à ne plus s’attaquer aux agriculteurs qui travaillaient dans la vallée profonde.
Les terres de la Soummam sont appelées de différents noms selon leur emplacement par rapport au fleuve. La belle forêt, où jaillissaient ici et là de nombreuses sources, est appelée « bois broussailleux » (iciqer). Les terres de la « profonde vallée » (taγzuyt) sont les immenses vergers qui bordent le lit du fleuve Soummam. En général, ce sont des jardins où l’on cultive tous les agrumes et les fruits. Les champs limitrophes des jardins, qui constituent « la plaine céréalière » (alma g_igran) sont consacrés aux céréales, aux oliviers et aux figuiers. Plus haut, ce sont les riches collines de la Soummam (Tiwririn) où les montagnards kabyles cultivent le meilleur de leurs céréales. Ce sont ces collines, des deux versants de la vallée, théâtres de farouches combats entre les envahisseurs du pays et les Kabyles, qui ont souvent permis aux montagnards de ne pas mourir de faim, car elles étaient plus faciles à défendre. Les confédérations de Djurdjura occidental n’hésitaient pas à prêter main forte à leurs frères du versant sud, car beaucoup d’entre eux vivaient aussi de la production de ces terres.
Quand ils étaient obligés de quitter la luxuriante « vallée aux milliers de sources », où les blés et les orges sont aussi hauts que les hommes, les Kabyles reconstituaient autant que faire se peut, sur les collines environnantes, des versants nord et sud de la Soummam, les immenses vergers de la vallée profonde ainsi que les champs céréaliers. Les oliveraies et les figueries des collines étaient créées à l’image de celles qui ont été abandonnées de force dans la vallée proprement dite.
Plus haut encore, ce sont les « terres des villages » (akal t_tudrin), la terre des montagnards. Ce sont des terres encore riches bien que difficiles à cultiver car elles sont en pente et très rocailleuses. Les nombreuses murettes de pierres qui entourent les champs témoignent du nombre de cailloux que les Kabyles ont extrait des champs pour rendre la terre plus fertile. Ici, les vignes serpentent dans les airs en grimpant sur les frênes sacrés, les micocouliers, les hêtres et les chênes « au gland doux comme le miel », que les Kabyles consommaient, en lieu et place de leurs habituelles céréales, en période de disette. De petits champs non loin du village sont utilisés comme jardins (tamazirt/timizar). Ici, ce sont de petits jardins (taqwirt/tiqwirin), dont les femmes prennent encore grand soin, qui entourent les villages. Lieu de villégiature et de détente pour la gent féminine, les hommes n’y entraient qu’avec réticence et l’autorisation des femmes de la famille.
Plus haut encore, les terres sont livrées au grand maquis. Toute cette partie de la haute montagne est appelée tout simplement « la montagne » (adrar). Les terres de l’adrar servaient aux pâturages et à la fourniture du bois nécessaire à la construction et au chauffage. Tout autour, c’est le grand et haut maquis (amadaγ) que les Kabyles traitaient aussi avec grand soin, car il participe à l’équilibre écologique de la région. C’est là qu’ils chassaient pour compléter leurs besoins en protéines ; c’est là qu’ils élevaient leurs ruches d’abeilles qui fournissaient le miel aux mille vertus thérapeutiques. On peut y rencontrer des arbres fruitiers – que les anciens, amoureux de l’arbre et de la nature -, avaient arrachés à leur état sauvage en les greffant. Ici et là, des cabanes sont aménagées près de grandes sources pour la halte des bergers et des chasseurs. Les femmes ne s’y aventuraient qu’en groupe et accompagnées des garçons.
Voilà donc toute l’étendue que beaucoup appelle « abusivement » « la Soummam ». Il s’agit du Djurdjura oriental, de l’Akfadou, de la chaîne des Bibans et même d’une partie de l’Achtoub (Babors).
En réalité, ce cœur kabyle éclatant et mystérieux qu’est la vallée de la Soummam, n’est fait que des deux premières parties décrites plus haut, les jardins autour du fleuve (taγzuyt ou taqwbalt) – terme qui signifient « jardins » – et la vallée céréalière, appelée « terre de céréales » (akal g_igran), parties qui constituent la vallée proprement dite, azaghar et qui s’étend de la Kabylie des Bibans, « des portes de fer » (Tiggura g_wuzzal)(At Mensor) en passant par Bouira (Tubirett) jusqu’aux magnifiques plages au nord de Béjaïa (Bgayet) au sud des confédérations des It Slimane, des It Ouwejhane et des At Mensor.
La vallée de la Soummam demeure le « jardin » de la Kabylie. Elle s’étend sur une longueur de 150 kilomètres et une largeur d’une quinzaine de kilomètres voire davantage, selon les endroits, soit un espace paradisiaque de plus de 2000 km² ! Sources et jardins se partagent cet espace le long du fleuve Soummam (Asif Asemmam). De centaines de vergers, aussi magnifiques les uns que les autres, montraient à quel point les Kabyles étaient attachés à la beauté de cette vallée. Chacun s’ingéniait à vouloir restituer chez lui, près de sa maison, les majestueux et anciens vergers des aristocrates kabyles.
La vallée de la Soummam était aussi un espace culturel berbère unique. Elle forme aujourd’hui encore la vervelle qui permet de mailler les différentes zones géographiques kabyles et même au-delà. Grâce aux contacts continus avec les Aurès (Algérie) et même avec le Rif (Maroc), à travers les puisatiers marocains, la grande vallée de la Soummam (alma ameqqwran asemmam) a su enrichir la Kabylie humainement et linguistiquement. On peut ainsi constater l’intercompréhension entre les locuteurs Kabyles et Chaouis à la faveur des nombreux échanges entre les deux régions et aussi grâce aux habitants de la confédération des Iâmmouchen (Iєemmucen) dont le parler est « diglossique » : les locuteurs utilisent naturellement les deux parlers, kabyle et chaoui. Notons également la berbérisation presque automatique des populations arabophones qui s’installent dans la Soummam. Je me souviens de quelques copains de collège, de familles arabophones, qui parlaient en kabyle à leurs parents ! Quelle singulière revanche d’une « Petite Kabylie » vouée à l’arabisation par la France coloniale et l’Algérie indépendante !
La géographie et le climat
D’où vient cette lumière éclatante qui fait corps avec des paysages étincelants et dont le regard a du mal à supporter l’éblouissement offert par les rivages et l’eau de la Soummam bordée de montagnes ? Chaque saison est un renouvellement enchanteur. Quand le printemps, souvent précoce, pointe son nez, c’est pour faire oublier un hiver bref et lumineux dont les soubresauts oscillent entre le rude et le doux. Le printemps a son apothéose, le mois d’avril. A partir du mois de mai, on entre déjà dans les saveurs et les grandes chaleurs de l’été où blés et orges ploient sous une brise fraîche fournie par deux vents « frères ennemis », celui des montagnes et celui qui vient de la mer avec de délicieuses tiédeurs. Quand les feuilles des arbres prennent cette couleur de pierre, une couleur ocre, c’est la reine des saisons qui arrive, l’automne : la saison des figues. Cette saison est souvent courte, car elle est cernée par un long printemps et un hiver aux aguets.
Autrefois, le régime des pluies était celui de tous les pays montagnards. Orographiques, les pluies étaient en abondance et d’une violence extrême pendant la période comprise entre les mois d’octobre et d’avril inclus. L’évaporation est, naturellement, plus rapide sur les hauteurs que dans les vallées et les plaines. Dans la vallée de la Soummam, par exemple, il y avait de grands marécages et des tourbières, aujourd’hui disparus ![2]
La saison humide achevée, l’été arrive brusquement, augmentant le nombre et l’importance des fissures du sol. Là encore, la dépression doit à sa forme celui de battre parfois des records : ceux de la chaleur.
Les rivières, de régime torrentiel, se gonflent en hiver et se sèchent l’été venu. Les plus importantes se jettent dans les rares fleuves qui sillonnent le territoire kabyle : la Soummam, le Sébaou, le Sellam, l’Asif amokrane et l’Asif w_wadda. Soumise à un tel régime, il n’est pas étonnant que la terre de notre région soit si pauvre. La seule exception à cette règle est observable dans les quelques rares vallées qui, par bonheur, strient la Kabylie.
Le partage du sol et des eaux des rivières entre les différents Archs kabyles tenait compte de ce relief difficile. Dans les Archs de la Soummam, la polyculture est pratiquée avec succès : céréales, fourrages, farineux y sont cultivés. Les terres, plus groupées qu’en montagne, permettent l’emploi d’un matériel agricole moderne. A l’époque des battages, il est courant de voir une machine qui stationne à tour de rôle chez les petits exploitants.
L’élevage de bovins, d’ovins et d’équidés n’est plus en faveur comme autrefois, à cause de la sécheresse qui sévit depuis une vingtaine d’années. L’aviculture est pratiquée rationnellement, en tenant compte de cette différence climatique.
Bordant les terres riches des petites vallées, la montagne ne bénéficie pas des mêmes avantages. Les propriétés sont extrêmement morcelées. Les sols ravinés et minés par le ruissellement n’ont plus aucune homogénéité. Du fait de la sécheresse et de la déforestation, ils donnent une culture pauvre. A cause du relief (et quand les terres ne sont pas complètement abandonnées et laissées en jachère), les travaux agricoles sont encore réalisés avec des moyens archaïques : labourage à la charrue de bois, moissons à la faucille et dépiquage par le piétinement des bœufs, des ânes, des mulets et des chevaux.
Du fait de la sécheresse et du manque d’eau, le paysan kabyle ne garde plus son cheptel de travail comme autrefois. Aujourd’hui, il revend à perte les rares vaches, bœufs, et mulets plutôt que d’avoir à les nourrir pendant la mauvaise saison. Seul parmi toutes les bêtes de somme l’âne, animal sobre par excellence, est encore conservé toute l’année.
Du foin, un peu de sorgho, de l’orge, du blé en faible quantité, quelques épis de maïs sont toutes les céréales en montagne. La cherté de la vie a obligé bon nombre de Kabyles à retourner vers le jardinage qui fournit fruits, féculents et cucurbitacées.
Mais la principale ressource du pays réside encore dans l’arboriculture : l’olivier et le figuier. Le prix prohibitif de l’huile d’olive incite les familles kabyles à se tourner vers leurs oliviers qui fournissent cette substance si précieuse. Dans la mythologie kabyle, l’olivier est appelé « l’arbre de la lumière ».
L’huile d’olive et les figues sèches servent toujours de monnaie d’échange pour les familles pauvres qui ne bénéficient pas de salariat.
Les autres cultures arbustives telles qu’orangers, grenadiers, citronniers, pêchers, abricotiers et néfliers ne sont répandues que dans les vallées et notamment la vallée de la Soummam. Ailleurs, elles ne peuvent fournir que des produits de consommation familiale.
Excepté la forêt des Babors, qui fait partie du parc national de Taza, protégée tant bien que mal par 10 gardes forestiers qui ont à leur tête une femme, inspectrice divisionnaire, les micro-forêts kabyles ne croissent plus. Pire encore, la forêt d’Akfadou est en danger, car elle ne dispose d’aucune protection. La forêt des Babors bénéficiait de la présence d’une femme de valeur et excellente écologue, en la personne de madame Nadia Ramdane, qui s’était consacrée corps et âme à la protection de la faune et de la flore.
Impénétrables, ces forêts résistèrent au napalm et aux bombes incendiaires de l’armée française et servirent de refuge aux maquisards kabyles. Leur richesse en faune et en flore offre à l’Algérie un trésor hydro-climatique unique en son genre.
Grandes réserves d’oxygène, la Soummam, les forêts du Djurdjura, des Babors, des Bibans et de l’Akfadou offrent un climat tempéré. Elles ont nourri les hommes et préservé les différents versants des montagnes kabyles de l’érosion. A l’heure où le désert fait de grandes avancées, il est grand temps qu’un plan sylvicole draconien soit mis en place pour préserver ces vallées et ces forêts qui abritent des milliers d’espèces végétales, animales et de volatiles. Ce sont des trésors naturels d’air pur et de paysages fantastiques où jaillissent des centaines de sources d’eau.
A cause de la sécheresse, des nombreux incendies (souvent criminels) et de la déforestation massive, la forêt kabyle n’est plus un objet de soins méticuleux comme autrefois. La kabylisation (que certains Kabyles redoutent tant) (ré)apprendra notamment aux jeunes et aux moins jeunes que notre mythologie consacre l’arbre comme le végétal qui est à l’origine de l’humanité. Mon père disait de façon récurrente : « Le jour où il n’y aura plus d’arbres sur la terre, tous les humains auront déjà disparu ». Un dicton des Babors dit : « L’arbre est plus précieux que les enfants » (ttif aleccac arrac).
Jadis, les forêts kabyles, petits trésors de la biodiversité, étaient jalousement gardées par les confédérations qui les environnent. Aujourd’hui, celles de l’Akfadou et du Djurdjura sont abandonnées à quelques entrepreneurs criminels qui font des centaines de kilomètres pour se livrer aux massacres à la tronçonneuse de chênes et de cèdres centenaires en plein cœur du plus grand parc naturel de l’Algérie !
C’est une tendance planétaire, me dira-t-on. Mais, pour une région aussi peu étendue que la Kabylie et qui se trouve, de surcroît, dans un pays désertique, la forte réduction des bois et des espaces collectifs accentuent l’appauvrissement des familles kabyles[3]. Le mépris qui entoure la gestion de l’environnement met l’Algérie face à une véritable catastrophe écologique et humaine[4].
Primitivement, la plaine kabyle était abondamment cernée par une sylve très dense. Les essences étaient variées : tamaris, micocouliers, chênes-lièges, eucalyptus, pins de diverses sortes, frênes et cèdres sur les hauteurs. Entre les arbres, croissait une broussaille à peu près inextricable, composée en majeure partie d’épineux et d’arbustes aromatiques.
Aujourd’hui, la surface boisée s’est considérablement réduite, et la densité des forêts n’est plus qu’un souvenir. Le chêne-liège n’est plus exploité avec profit. Le feu dévastateur et le déboisement sont causés par tout un chacun au mépris des lois écologiques anciennes instaurées justement par les Archs kabyles qui savaient que la survie de leur région dépendait directement de l’arbre. C’est l’arbre (le frêne) qui permit au Souverain Suprême de créer le premier homme. Mon grand-père ne se trompait pas, quand il disait : « Quand un arbre tombe, c’est un Homme qui s’éteint ».
L’industrie locale est en grande partie responsable de la « poubellisation » de la Soummam et de la Kabylie. Il est vrai que celle-ci fournit les rares emplois salariés, après l’administration et l’éducation nationale. Mais ces emplois sont payés à un prix beaucoup plus fort par toute la population et notamment par les plus démunis.
Je n’ai pas eu connaissance qu’un seul de ces chefs d’entreprise se soit dit un jour : « Je vais offrir une station d’épuration à cette terre que j’exploite et dont je pollue l’environnement et les cours d’eau. »
Par conséquent, la dégradation du milieu biologique est encore plus alarmante quand on observe de près les cours d’eau, qui sont transformés en poubelles géantes où pullulent mouches et insectes. La Soummam est devenue un égout à ciel ouvert aux émanations fétides. Les ordures ménagères et les rejets industriels donnent à cette belle vallée de la Soummam une allure de décharge géante. Il est temps d’instituer une taxe « pollueur-payeur » pour que nos petits industriels – qui ne voient pas plus loin que le profit immédiat – participent à la restauration des milieux naturels qu’ils détruisent impunément depuis plusieurs dizaines d’années. La préservation de la Soummam est un gisement d’emplois considérables sans commune mesure avec ceux qui sont « offerts » (je devrais dire « vendus ») à grands « coûts » (je devrais dire aussi à grands « coups ») par quelques entreprises totalement insensibles aux ravages dont souffrent la Kabylie. L’Algérie devrait s’emparer davantage de l’environnement pour offrir les millions d’emplois qui manquent à sa jeunesse désoeuvrée. La qualité de vie aidant, « elle ferait ainsi d’une pierre deux coups ».
La gestion des eaux est l’un des aspects de la civilisation berbère qui a étonné plus d’un. Les Archs kabyles avaient compris la nécessité de s’entendre sur la répartition des biens et des avantages qu’offre la nature. C’est parce qu’ils sont nécessairement communs que les Archs avaient senti la nécessité d’établir les mécanismes de conciliation et d’arbitrage pour toutes les questions qui touchaient à l’équilibre écologique de la fédération. Maurice Duverger écrivait : « Les accords entre villages berbères d’une même rivière pour l’utilisation de ses eaux à fin d’alimentation et d’irrigation constituent des procédés semblables aux conventions et traités du droit international actuel[5] ».
Le fleuve Soummam « aux milliers de sources » (asif n tgemmi laewanser), comme l’appelaient les Anciens, est en voie de devenir l’un des plus grands égouts de l’Algérie ! Le merveilleux écosystème biologique qui s’est développé sur plus de 2000 km² et qui abrite de nombreuses espèces végétales et animales est en voie de disparaître. Entouré d’une forêt qui l’accompagne jusqu’à la mer, le fleuve pullulait de nombreuses espèces de poissons, de légumineux et de salades sauvages qui complétaient les maigres repas des habitants de la vallée. Autrefois, l’eau était si propre : nous nous y baignions, nous y pêchions et nous buvions son eau au goût incomparable auquel le fleuve et la vallée doivent leur nom. Sans la Soummam et son eau mythique, la Kabylie perdra, là encore, l’un de ses plus grands trésors.
L’existence du paysan kabyle n’est plus rythmée par les divisions du calendrier agricole traditionnel (amagan) ; calendrier mythico-rituel qui représentait la projection dans l’ordre de la succession du système d’oppositions mythiques qui dominaient, il y a moins de quarante ans, toute l’existence des Archs kabyles.
Au-delà de ce constat, qui empêche l’Algérie d’apprendre à ses enfants les règles fondamentales que les Anciens avaient mises en place pour la protection de l’environnement depuis la nuit des temps ? Nos Ancêtres désignaient l’environnement et la nature d’un seul et même mot : tarwest. Pour eux, ce vocable signifiait « science de l’interdépendance entre tous les êtres vivant sur terre ».
Mon père aimait répéter qu’à sa connaissance, seul le peuple autochtone qu’est le peuple kabyle honorait les insectes en leur réservant une journée de fête au printemps ! Cette journée était suivie d’un « souper aux insectes » (imensi ibaεac). Tous les insectes sont respectés. Mais les Anciens kabyles entouraient d’un amour indéfinissable l’abeille qui était considérée comme un animal qui sème la paix sur la terre. Et tout comme l’oiseau, la fourmi était considérée comme un présage de bonnes récoltes.
Un dicton ancien dit : » Asm’ara tfak tzizwit, a-ttenger ddunnit ! » (Le jour où l’abeille disparaîtra, la fin du monde viendra ! »
Mon père : « Certains parlent aujourd’hui des insectes en utilisant le terme de « parasites » ; en réalité il n’existe pas de plus grand parasite que l’homme moderne. Je suis prêt à parier qu’il n’existe chez aucun animal de conscience destructrice de son environnement. Même les carnivores ne prélèvent que la « juste-part » pour pouvoir se nourrir. » A l’inverse de l’homme moderne, l’animal semble conscient qu’il a besoin de l’équilibre écologique pour vivre et laisser vivre les autres sur cette terre.
Les Anciens disaient : « La cigogne a dit : « Si un seul rat suffit à ma nichée, je laisserai vivre le serpent ! » La nature est donc « consciente » et ne vit qu’à travers cette « conscience solidaire » entre tous les êtres vivants que le Souverain Suprême a créés sur la terre. Une pensée ancienne dit : « La nature est la mesure de toute chose » (Tarwest teknes anida tress).
Pour pouvoir préserver la vallée de la Soummam ainsi que tous les espaces et l’environnement naturel de notre beau et merveilleux pays, l’Algérie doit impérativement apprendre à ses enfants l’héritage culturel de leurs ancêtres. Un vieux sage de mon Arch disait : « L’Algérie formera beaucoup d’ingénieurs pour comprendre les machines, mais leur apprendra-t-elle à comprendre leur terre ? »
[1] Adni laεrac : Mythe « Maziq fils de Tamla » (Izri n Maziq mmi-s n Tamla).
[2] En bien d’endroits, l’on chercherait en vain traces de ce sable précieux qui est indispensable à la purification de l’eau des nappes phréatiques ! Quelques mercantiles, assoiffés de terre et d’argent, n’ont trouvé rien de mieux que d’enfouir le sable sous des tonnes de terre dans le but de s’accaparer les rives de la Soummam, espace collectif qui aurait dû être protégé par les pouvoirs publics. Mais corruption oblige, la Soummam est aussi un révélateur de ce mal endémique dont souffre toute l’Algérie et notamment la Kabylie !
[3] Une vieille femme de mon Arch se plaignait de ne plus pouvoir sortir sa chèvre dans la Soummam. Elle me disait : « Certains nous y interdisent l’accès : ils ont même installé des portails, comme s’il s’agissait de leur bien propre ! »
[4] Tous les ans, des incendiaires criminels mettent le feu partout, même aux champs de figuiers et d’oliviers de l’arch des Awzellaguen devant l’indifférence des responsables municipaux. Il suffirait de quelques dizaines d’emplois de gardiens forestiers pour sauvegarder cette biodiversité. On peut saluer les efforts de la FNDRA pour son aide efficace aux agriculteurs de la Soummam. Elle permet l’essor de l’agriculture dans le département de Bgayet. Il lui reste à encourager également l’agroforestation, épine dorsale de la survie et du développement de toute agriculture locale.
[5] M. Duverger, Sociologie de la politique, P.U.F, 1973, p. 169.
Merci beaucoup Youcef pour cette présentation. Avec un artisan limonadier de la région de Bordeaux nous cherchons des producteurs d’agrumes et de plantes médicinales qui soient dans une démarche coopérative et de valorisation du patrimoine naturel et culturel pour la production de limonades énergétiques artisanales avec transformation-diffusion en Europe et au Maghreb .(le savoir-faire est dejà en place à Bordeaux). Ca te semble possible dans la vallée dont tu fais une si belle description ? Je suis en train de préparer un programme euro-méditerranée qui pourra soutenir plusieurs projets dont celui la (pour des jeunes entrepreneurs).
By: CAPES David on juin 28, 2013
at 12:38
Bonjour David !
Je te remercie pour ton message. Je dois avouer que je ne peux répondre à ta question. Cela fait bien des années que j’ai quitté mon pays… Seuls ceux qui sont sur place peuvent me permettre de te donner une réponse complète. Je peux donc te répondre après l’été, en septembre quand je serai revenu de Kabylie. Je poserai ainsi ta question aux entrepreneurs de mon Arch (ma tribu) qui s’appelle Awzellaguen dont le chef-lieu et Ighzer Amokrane, qui signifie « La Grande Rivière ». Je me promène souvent dans la nature pour constater les dégâts d’année en année. Malheureusement, chaque année montre que la catastrophe écologique que vit cette vallée s’accentue au lieu de reculer. Juste une message plutôt encourageant : La préfecture de Bougie (Wilaya de Bgayet) dont nous dépendons a classé la vallée en Zone Humide à protéger. J’espère que cette mesure sera suivie d’effets et que ce n’est pas seulement un effet d’annonce ! J’avoue que je suis sceptique… Mais comme nous sommes condamnés à l’optimisme : gardons donc l’espoir que le Préfet mettra tout en oeuvre pour que cette mesure phare soit respectée par les habitants et notamment les entrepreneurs des agglomérations riveraines.
Avec mes remerciements renouvelés et toute l’amitié qui m’habite.
YA
By: youcefallioui on juin 28, 2013
at 1:29
Je me souviens de ce fleuve magnifique et très poissonneux où nous allions nous baigner lorsque nous étions enfants,quel gâchis et quelle honte je ne comprends pas que vous puissiez laisser faire ça.
By: pierre on août 6, 2016
at 3:34
Et vous, mon cher Pierre, que faites vous pour que tout cela n’ait pas lieu ?? En réalité, nous avons à faire à des industriels avides d’argent qui détruisent bien plus qu’ils ne produisent avec la complicité des agents de l’Etat… Ce sont ceux qui y vivent encore quotidiennement d’essayer d’apporter des réponses… Autrefois, nous avons protégé la Soummam des déboiseurs… Que ceux qui y vivent réclament des stations d’épuration à des industriels qui détruisent la vallée tout en vidant la nappe phréatique : car il n’y a plus d’eau dans les puits traditionnels ! Et les gens ne disent rien… A chacun ses raisons, car la raison est absente et que l’ignorance règne sur une région, comme la région kabyle en proie aux bouteilles de bière et de vin ! Qui se soucie après cela de l’environnement ? Personne ! Me répond un jeune une bière à la main qu’il brandit fièrement ! Autre époque, autres moeurs ! Dans ma jeunesse, nous soignons les arbres et les animaux ; nous soignons les sources et les rivières ; nous soignons notre terre en la regardant comme le plus grand des trésors… A chaque époque, sa jeunesse ! L’arbre, la source, la rivière sont remplacés par la bière ! Ainsi va à la mort toute la Kabylie !Mon père le disait déjà : « Il viendra un temps, où l’Algérie aura d’ingénieurs et de docteurs ; ils diront qu’ils savent tout ; la seule chose qu’ils ne sauront pas – c’est la qualité de la vie – soigner l’arbre, la rivière et la terre…
By: youcefallioui on septembre 7, 2016
at 10:03