Publié par : youcefallioui | janvier 31, 2015

MON PERE ET LES OISEAUX…

MON PERE ET LES OISEAUX…

Mon père, mon frère Tahar et les oiseaux…

Ass m’akken llan ifrax – Au temps où les oiseaux étaient nombreux et chantaient le bonheur de tout un pays… L’Algérie.

Nous sommes dans les années brûlantes de la guerre d’Algérie. Ddada Tahar descendit du maquis avec son ami Lâaziz M_Méziane. A quelques années d’intervalles, ils tombèrent tous les deux au champ d’honneur. Ils traversèrent la forêt de tamaris de la Soummam avant de venir au jardin à l’abri des arbres des nombreux vergers qui longeaient la vallée.
Ils nous trouvèrent, mon frère Mohand Rachid et moi, en train de nous baigner dans le bassin. Ddada Tahar nous aimait beaucoup. Il aimait plaisanter et nous taquiner en disant des choses sérieuses qui nous mettaient les larmes aux yeux. .. Qu’il fallait profiter de notre jeune âge, car les jeunes de leur âge finiraient tous par mourir… qu’il fallait que nous nous préparions à les remplacer au maquis pour combattre les Français. Il disait cela en riant. Lâaziz ne disait mot. Il se contentait de sourire.
A l’époque, il y avait beaucoup d’oiseaux qui vivaient dans la vallée. Toute la journée, nous étions bercés par leurs chants divers et mélodieux… La guerre, ils n’en avaient cure ! Et quand les oiseaux s’arrêtaient de chanter, et quand l’échassier qui gardait le jardin s’envola en poussant un cri, nous savions – papa nous l’avait appris – qu’un danger était éminent.
Je fis la remarque à Ddada Tahar : « A Dadda ! Ifrax hebsen ccna… D-cacu i-wi slan ! » Dadda Tahar comprit aussitôt ce que je voulais dire et il entraîna vite son ami à l’abri dans les roseaux qui entouraient le bassin et le puits.
Quelques minutes après, une section de militaire français et de harkis passait non loin. Un harki qui nous connaissait nous salua gaiement : « Alors les petits Ichivanènes, tout va bien ? Il n’y a pas de fellagas par-là ? » Terrorisés à l’idée de les voir venir vers nous, nous nous efforcions de rire pendant que mon frère lui répondit : « Nous allons bien, a Dda Hécène, et il n’y a pas de fellagas par ici ! » Dda Hécène savait-il que Dadda Tahar et son ami étaient cachés là ? Avec le recul et la façon dont il s’était comporté – en refusant aux autres harkis de venir se désaltérer – nous comprimes qu’il savait quelque chose, ou à tout le moins, il se doutait de quelque chose…
Mon père aimait dire que là où les oiseaux sont heureux, les portes de la sauvegarde s’ouvrent toujours au moment où le danger guette les hommes (et les femmes).
Nous passions la plupart de notre temps au jardin. A l’époque, notre jardin et ceux environnants étaient de véritables paradis… Tous ces magnifiques arbres fruitiers abritaient une multitude d’oiseaux qui égayaient toute la vallée de la Soummam. Un échassier gris-marron que mon père appelait « Le gruidé » (Amriji) tournait toujours autour de nous quand nous arrivions au jardin, un peu comme pour nous souhaiter la bienvenue.
Mon père passait son temps à observer la nature et notamment les oiseaux. Les oiseaux n’avaient pas peur de lui ! Je n’ai jamais compris comment il faisait… Les oiseaux se posaient sur ses épaules ; et les plus petits, comme les alouettes, elles venaient boire et picorer des graines dans la paume de ses mains.
L’échassier se posait sur ses épaules un peu comme s’ils se parlaient tous les deux… En notre absence, quand quelqu’un entrait dans le jardin, il lui tournait autour en lançant des cris stridents.
Un jour, je vis un homme venir d’un pas décidé. Ma mère avait du lui dire que mon père se trouvait au jardin.
Amriji lui tournait autour presque au niveau de sa tête, en criant terriblement. On avait l’impression qu’il allait lui crever les yeux ! Mon père s’exclama alors : « Que Dieu nous épargne du malheur ! » (A-gh imnaâ Rebbi g’lada !)
Nous étions lui et moi en train d’irriguer les mandariniers et les orangers. Le monsieur, que je ne connaissais pas, nous salua avant de dire à mon père : « Votre Tahar a été tué aux At Mlikech… »
Pétrifié, mon père le fixa quelques secondes, avant de crier : « Ô mon Tahar chéri ! Ô mon Tahar chéri ! » (A Taher amaâzuz ! A Taher amaâzuz !) Il perdit l’équilibre, partit à la renverse et tomba sur le sol en répétant : « Tahar chéri ! »
Je bondis dans sa direction en essayant de l’aider à se relever. Il se « rendit compte de mon effroi » et se ressaisit en me prenant la main : « N’aie pas peur, mon fils ! N’aie pas peur, mon fils ! »
Voir son doux père pleurer ! C’est comme si la terre se dérobait sous mes pieds… J’étais le plus malheureux des enfants ! Je venais de perdre un cousin que mon père adorait bien plus que ses propres enfants – et Dadda Tahar le lui rendait bien – et je venais de voir mon père le pleurer… Ses yeux d’un bleu sombre se remplirent d’un regard où une tristesse infinie s’y lisait… Je lui pris la main et nous restâmes longtemps au pied de l’un des peupliers qui s’élançait dans les airs près du bassin.
Quelques instants après, ma mère – connaissant l’amour que mon père portait à Dadda Tahar – vint nous rejoindre. C’est la première fois que je vis ma mère prendre la main de mon père… La société pudibonde kabyle ne le permettait plus depuis l’invasion de la France coloniale ! Comme si l’homme devait devenir dur et sec pour faire face à la barbarie que les Kabyles subissaient depuis 1830… Si seulement…
Avec la mort de Dadda Tahar, notre destinée fut bouleversée ! Des rapaces s’abattirent sur mon père. De tristes échassiers qui voulaient nuire au lion qu’était mon père… Mais, ce dernier n’était de lignée noble pour rien…
Depuis ce jour-là, où « son Tahar chéri nous avait quitté »La tristesse infinie n’avait jamais quitté les yeux bleus de mon père… Parfois il disait d’un air où le vent de la désolation soufflait : « Là où les Français avaient tué mon Tahar chéri… Il ne devait pas y avoir beaucoup d’oiseaux qui chantaient… ».
Il n’était consolé que par nos rires d’enfants… le retour de prison de mon frère Mohand Tayeb et de mon beau-frère Mohand Tahar, ami de mon frère-cousin Tahar.
Je voyais mon père s’adonner de plus en plus à l’apprivoisement des oiseaux… Je le voyais les observer en se mettant en boule dans un coin ; à leur parler comme si c’était des humains… en leur lançant des graines ici et là… Je voyais les oiseaux, de plus en plus nombreux, lui tourner autour… Ils picoraient dans ses mains et se posaient sur ses épaules…
Mon père était un fou-amoureux de la nature… L’oiseau symbolisait sans doute pour lui la fragilité du monde… Et je compris pourquoi il disait : « Vos rires, mes enfants, et le chant des oiseaux, enfants de la nature (tarwa n terwest) me consolent de toutes mes peines… Et rien de ce qui est précieux ici bas n’aurait de l’importance si les enfants ne riaient pas aux éclats et si les oiseaux ne chantaient pas le bonheur et l’insouciance d’une vie où les hommes sont capables de comprendre les larmes de la terre… Si seulement…
Mon père aimait dire et répéter : « Quand un oiseau chante, il y a un arbre chargé de fruits et une source ou une rivière non loin où il pourra se désaltérer… Tahar chéri et bien d’autres lions qui ont libéré l’Algérie auraient aimé – du paradis d’où ils nous regardent – entendre le chant des oiseaux dans un pays où l’arbre et l’eau demeurent sacrés comme le bonheur des enfants par le rêve emporté… »… Si seulement…
Et quand il voyait un oiseau chanter gaiement dans les airs, il me disait : « Ecoute, mon fils, c’est Tahar chéri qui nous dit bonjour ! »… Si seulement…
J’ai gardé cet amour de la nature, des cours d’eau, des arbres et des oiseaux… qui donnent tout son sens à la vie… où la terre vous invite comme une mère invite son enfant à prendre part à un repas qu’elle avait préparé avec attention et amour… Les anciens Kabyles disaient : « C’est sur la nature que toute la vie repose ! » (Af terwest tudert i-tress !)
Si seulement l’Algérie avait tenu ses promesses… promesse d’un regard enchanté par l’environnement et la nature, par la culture et l’éducation, par l’enseignement de l’histoire des hommes qui sont tombés pour que la liberté et la démocratie puissent régner… régner un peu comme les oiseaux chantent sur les arbres chargés de fruits doux et sucrés… près d’une rivière à l’eau douce et claire.

A-wi ddan d wi ruhen ! Xas deg’id mi zzin yitran…

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