Roger Hanin, l’Algérien…
L’Algérie a perdu beaucoup de ses enfants. Beaucoup de ceux et celles qui l’aimaient et qui continuent de l’aimer l’avaient quittée bien malgré eux/elles. La mort dans l’âme et dans la noirceur du ciel, des pas vers l’inconnu… Leur vie se brisait du jour où ils avaient quitté cette terre où le soleil donnait un éclat sans pareil aux horizons.
Ils avaient refait leur vie… En avaient-ils le choix ? Beaucoup d’entre eux/elles – tel Roger Hanin – s’étaient battus de nouveau pour se faire une autre place sous d’autres cieux, sous d’autres soleils qui n’ont pas toujours le même éclat. Cette clarté où toutes les couleurs du monde se confondent et se rassemblent pour faire le bonheur de tous ceux et toutes celles qui savaient si bien la guetter à chaque matin de leur vie. Parfois même dans leur sommeil, ils avaient hâte de troquer ce qu’ils voyaient en rêve avec la réalité, celle de la joie de voir et de pouvoir admirer encore et encore ces premières lueurs de l’aube que seule la langue berbère – langue polysynthétique et autochtone – est capable de désigner d’un seul mot chargé de tous les sens : Essxem. Et l’on comprend alors pourquoi peu de contrées peuvent émouvoir à ce point ; car nulle autre contrée – aussi belle soit-elle – ne livre dans une nudité totale sa clarté comme un enfantement dans un bonheur et une plénitude infinis que la langue berbère peut encore nommer d’un seul mot : tamradwa.
Cette terre berbère-amazighe qui les avait vus naître ne les jamais oubliés malgré le vent déchainé et violent qui les avaient emportés dans la bêtise et l’ignorance de ceux qui cultivaient et cultivent toujours le moindre effort… Celui qui détruit ce que la terre et l’homme ainsi que la femme de bonne volonté et armés d’intelligence ont mis des siècles à construire… La barbarie qui s’habille d’ignorance et de bêtise revient et essaie de régner en mettant en avant l’absence de raison.
Mais « l’Algérie des Lumières » (Lezdayer n tafat), comme l’appelaient les anciens Kabyles finit toujours par se relever, rejaillir du cœur de ses enfants – comme l’oiseau phénix renaît de ses cendres – dans un éclat encore plus beau où la mer, les montagnes, les hauts plateaux, les plaines et le désert attendent à l’unisson – dans une attente de tous les instants – unis par le même souffle où la miséricorde du Souverain Suprême les enveloppe dans son burnous sacré.
Roger Hanin était habité de ce souffle divin à travers le parfum d’une terre exaltante à laquelle il avait manqué. Il savait, lui – le Juif d’Algérie – que « son pays » le chérissait. Il savait que l’Algérie le portait dans son cœur tout comme ses enfants qui l’avaient quittée un matin très tôt bien avant l’aube ou un soir très tard dans l’obscurité qui cache les yeux brillants des braves. Roger savait que l’Algérie considère ses enfants – surtout ceux qui s’étaient exilés la mort dans l’âme – telle une sève dont elle ne pourrait jamais se passer : elle a besoin de leur amour pour continuer de vivre et de briller.
Comme chassé par le sirocco de la discorde et de la violence, Ils partirent… Ils furent nombreux à le faire. La blessure est restée ouverte… Roger le savait. L’Algérie est une terre éternelle que les Anciens avaient labourée et irriguée de leur sang et de leur amour. Elle a gardé une tendresse infinie pour tous ses enfants qui l’avaient quittée sans mots dire – car seuls savent ceux qui se turent – aveuglés par les larmes qui coulaient sur leur poitrine et qu’en vain ils essayaient de cacher.
Tant de larmes et tant de sang versés ! Tant d’années d’exil dans une solitude cachée. Il est des mots que l’on ne dit pas. Il est des pensées que l’on n’ose pas. Il est des cris que l’on étouffe et que l’on tait. Roger Hanin avait vécu ainsi. Mais il était sûr d’une chose : un jour il y retournerait. « Je reviendrai » avait-il déjà écrit dans les années sombres où des Algériens ( ?) massacraient, égorgeaient, décapitaient et immolaient femmes, enfants et vieillards : d’autres Algériens.
Mais l’Algérie n’oublie jamais ceux et celles qui l’aiment et qui continuent de l’aimer. Vaste et profonde dans l’amour et la tendresse qu’elle éprouve pour tous ses enfants et surtout pour ceux et celles qu’elle voyait, tout comme Roger, partir en silence, la tête baissée et le cœur lourd de peine et d’angoisse., l’âme blessée et la tête baissée pour mieux savourer les derniers pas dont ils la foulaient pour la dernière fois, en se disant : « Je reviendrai ! »
Une mère pleure toujours ses enfants. Elle les pleure quand ils la quittent ; elle les pleure encore plus fort quand – la tempête cessante – ils peuvent enfin se retourner vers elle… Quand ils sentaient que la mort allait leur briser les ailes, dans leur dernier souffle accompagné d’un dernier regard, ils voient en elle leur seul rêve inachevé… Un rêve qui devient éternel et à jamais renouvelé.
Roger Hanin a achevé son rêve ; celui de retourner se reposer pour l’éternité dans le sein de sa Mère-Patrie enfin retrouvée : L’Algérie.
C’est un droit noble et solennel que chaque Algérien devrait revendiquer. Il reste un privilège dont sont privés beaucoup d’autres fils et filles d’Algérie.
Un message !
Avant de te quitter, mon cher Roger, je veux te charger d’une mission très importante : celle de porter les salutations filiales à cette terre d’Algérie où tu reposeras désormais. Les salutations de ses autres fils et filles qui n’ont pas encore obtenu le privilège qui vient de t’être accordé. Dis-lui, rappelle à cette Algérie que bon nombre de ses enfants – qui lui avaient voué un attachement et un amour sans nom, toute leur vie durant, au point de tout lui sacrifier – reposent encore loin d’elle ; que l’exil qu’ils avaient connu de leur vivant continue avec leur absence.
Jean El-Mouhoub AMROUCHE, Taos AMROUCHE, Slimane AZEM, Mohammed ARKOUN… La liste est longue et je ne crains de t’imposer un lourd fardeau que tu as déjà porté avec panache et fierté… comme tout Algérien qui se respecte.
Il y a une dizaine d’années, j’ai eu le bonheur et l’honneur de te serrer la main lors d’un salon du livre juif… J’étais aux côtés du grand Marek Alter et de l’illustre Simone Weil. Nous avons effleuré cet exil auquel continue d’être condamnés ces enfants d’Algérie. Tu avais déjà remarqué qu’ils étaient pour la grande majorité d’entre eux des Amazighs, Berbères de Kabylie. C’est-à-dire des descendants des « Algériens des origines » (l’expression était de toi), des autochtones que tes ancêtres juifs avaient déjà trouvés sur cette terre qui allait devenir la leur et par la suite la tienne, quand ils adoptèrent la Berbérie comme terre d’adoption.
« Que leur reproche-t-on ? » m’avais-tu dit ? Je te répondis : « Etre des autochtones – des Imazighen – et à ce titre attachés viscéralement à la langue (tamazight) et la culture de leurs ancêtres, les Imazighen ou, selon ta formule, « Des Algériens d’origine ».
Mon père avait l’habitude de dire : « Seul le peuple juif est venu sur notre terre sans idée belliqueuses et sans intention conquérante… ».
Repose en paix auprès des tiens mon frère !
Je me dois à l’Algérie
Par Roger Hanin. Acteur.
Paris. Il fait nuit. Je suis dans mon bureau. Je pense à l’Algérie. Comme elle me paraît loin. J’ai peur de ne plus pouvoir la retrouver en pensée. Je ne veux forcer ni mon cour ni ma mémoire. Où en suis-je de l’Algérie ? J’écoute cette phrase et j’entends : » Où en suis-je de ma vie ? » Même sensation. L’Algérie, comme ma vie, m’a laissé bonheurs, souffrances, frayeurs. Et pourtant, dans le silence de mon bureau, j’ai l’impression, ce soir, que je ne la connais plus et que je n’ai ni droit ni qualité pour en parler.
Et si je me taisais tout simplement ? Ah, bien sûr ! Ce serait plus conforme à l’élégance intellectuelle, et l’intelligentsia trouverait cette esquive correcte. Mais, décidément ce soir, je ne suis pas correct !… Je n’ai jamais été correct. Ni intellectuellement correct, ni politiquement correct, ni « algériennement » correct.
J’ai honte de cet affaissement que je ressens pour mon pays. Mon pays… J’ai dit » mon pays « … Chaque fois que j’évoque l’Algérie, c’est vrai, je dis « mon pays». Est-il donc si loin cet Éden blanc de soleil, parfumé d’eucalyptus et de jasmin, orange et rouge et jaune de ses fruits, ses fleurs… Je ne me rappelle donc que cela ?… D’où vient que se télescopent l’horreur, l’OAS, les crimes, les offenses, la haine, le sang, l’exode ? Tout se mélange. Et pourtant, résiste en moi une petite pousse de refus qui s’entête. Je ne peux pas me contenter d’un constat. Même brouillé.
L’Algérie n’aurait donc plus de visage ? Difficile d’admettre l’adieu et de tirer sa révérence. Musique fade sur fond de « Vous ne me devez rien, je ne vous dois rien ». L’Algérie ne me doit rien, mais moi je dois à l’Algérie. Je dois d’y être né, d’un père d’Aïn-Beida, d’un grand-père et de toute une lignée venue de la basse Casbah. Je dois à l’Algérie d’avoir vécu de soleil, d’avoir été nourri de son amour pudique et braillard, excessif et profond, ensemencé des cris de la rue, où j’ai appris la vie, la lutte, la fraternité…
Et voilà que chaque jour, lorsque j’ouvre un journal, je lis : «Des Algériens ont assassiné lundi quarante Algériens dans le massif de l’Ouarsenis ». » Mardi : «Des Algériens ont égorgé à Médéa trente femmes algériennes, dix enfants algériens. » Mercredi : «Des Algériens ont torturé des vieillards algériens, coupés en morceaux des bébés algériens. » Jeudi… J’arrête l’horreur.
Et ces crimes seraient commis au nom de Dieu ?
Je ne crois pas que Dieu veuille ce sang. Le Coran n’a jamais imaginé des scènes aussi déshonorantes, des sacrifices aussi écœurants. Je ne suis pas musulman. J’en arrive à le regretter car aujourd’hui je pourrais parler plus haut, plus fort. Je suis juif et je dois une gratitude éternelle à l’Algérie d’avoir gardé sur sa terre et dans sa chair, des centaines de milliers de Juifs pendant des siècles et des siècles jusqu’à l’arrivée des Français, qui ont trouvé en envahissant le pays une communauté israélite intacte, heureuse et différente.
C’est cela l’Algérie… C’est cela l’islam : le respect, la tolérance, l’amour…
En dehors des analyses intelligentes et généreuses, il faut agir !
Aujourd’hui. Il y a urgence ! Chaque heure qui passe sonne notre lâcheté. Les chefs religieux de l’islam doivent parler sans craindre de porter l’anathème. Les chefs politiques doivent se déclarer en état de guerre civile car c’est bien de cela qu’il s’agit : il y a en Algérie des hommes et des femmes qui veulent vivre d’une certaine manière et il y a en face d’eux, d’autres hommes et d’autres femmes qui veulent vivre d’une autre manière.
Je forme des veux pour que le prochain président de la République d’Algérie parvienne à faire vivre ensemble tous les Algériens dans leur patrie, qu’ils ont gagnée dans le courage et la dignité, dans le sang et les larmes, mais où ils ne veulent plus vivre dans les larmes et le sang.
Il ne faut plus que l’Algérie éloigne d’elle, par la terreur qu’elle inspire, ceux qui voudraient lui dire leur amour et leur fidélité. Il faut rendre, de nouveau, l’Algérie fréquentable, en y allant ; prouver que l’Algérie n’est pas un pays de chaos, mais une terre noble qui ne refuse pas la fraternité et appelle le courage partagé.
Je viendrai bientôt.
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