Publié par : youcefallioui | mars 6, 2015

MOHAND AMOKRANE OUCHIVANE « LE GEANT »

MOHAND AMOKRANE ACHIVANE « LE GEANT » N’EST PLUS…

Mon frère Mohand Amokrane n’est plus. Mon père l’avait surnommé « Le géant » (Imqelfed). Il disait : « Je l’ai prénommé Mohand Amokrane, car il est né au temps où les légendes soutenaient l’arbre de vie de la Kabylie. »
Mohand Amokrane le géant, Dadda Meqqwran n’est plus. J’ai fini par croire qu’il était immortel. Force de la nature, ancré dans la terre comme la souche d’un vieux chêne millénaire, je pensais naïvement que mon grand-frère, Dadda Meqqwran, comme nous l’appelons, nous ses petits frères et sœurs était immortel. Du moins, je pensais que ce géant allait tous nous enterrait avant de partir à son tour vers ce monde inconnu où de temps en temps, j’entends l’appel, le murmure doux et insondable de mes chers parents qui, dans les moments de doute et d’angoisse, cherchaient à me tranquilliser.
J’ai fait la connaissance de mon grand frère Amokrane en 1963. J’avais 13 ans. C’était la fin de la guerre d’Algérie. J’ai appris petit à petit toutes les secousses et tous les dangers que cette guerre lui avait valus. Fidèle au grand Messali HADJ, il avait eu du mal à s’en sortir face à une horde de chacals qui lui reprochaient sa fidélité à Messali à l’heure où tous les renards et les scabreux en tout genre changeaient d’opinion comme on change de chemise, quitte à vendre leurs amis et leurs âmes. A travers lui, j’ai appris à connaître ce que l’on appelait et que l’on continue d’appeler les « Messalistes ». J’ai trouvé en eux beaucoup de choses qui auraient fait de l’Algérie un pays des lumières, comme l’appelaient les anciens Kabyles. Les amis de mon grand frère étaient droits ; solidaires et sans faille dès qu’il s’agit de soutenir quelqu’un de leur sensibilité politique. Brave et sans détours, ils n’ont jamais sacrifié leurs idées. Ils sont restés fidèles à leurs idéaux et rien de ce qui changeait les autres – comme pour obtenir une attestation de maquisard ! – ne les changeait. Bien au contraire, ils faisaient face aux tempêtes – fort nombreuses – qui suivaient l’indépendance de l’Algérie. Les vents, d’où qu’ils venaient, étaient mauvais. Mais, ils faisaient face la tête haute et dressaient la tête sans trébucher avec aucun doute dans leurs yeux.
J’ai vu des amis à Dadda Mokrane venir proposer leurs services à mon père. De toutes les régions, ils venaient. Il y en avait de tous les coins d’Algérie et surtout de Kabylie. Un soir, nous vîmes arriver un homme – un géant comme Dadda Mokrane – accompagné par un voisin. Il faisait presque nuit. Il était originaire de Larebâa N’At Yiratènes. Pensant que mon grand frère avait succombé pendant la guerre – notamment dans la guerre fratricide que leur faisait le FLN – il avait longtemps cherché après la famille et les proches de son ami… Quand il apprit que nous étions encore à Awzellaguen – car beaucoup avaient fui la Soummam – il n’avait pas hésité un seul instant pour venir si nous avions besoin de quelque chose. Il passa la nuit chez nous, entre nous, comme s’il était des nôtres. Il fut si heureux quand mon père lui apprit que mon grand frère était installé à Alger. Difficile installation ! Il avait beaucoup souffert des attaques des uns et des autres, car Messaliste il était, Messaliste il était resté et se revendiquait comme avec fierté et sans peur aucune ! On finit par le licencier pour ses propos et opinions politiques. Des amis de mon père durent intervenir pour qu’il réintègre son poste à la SNCFA.

Ce qui me rapprochait le plus de Dadda Mokrane, c’est le respect et l’amour qu’il portait à nos parents. Jamais, il ne pouvait élever la voix – comme le font beaucoup d’autres fils – devant mes parents. Il arrivait que ma mère s’emportât contre lui ! Il lui répondait calmement : « Tu es ma mère ; tu peux même prendre un bâton pour me battre, je tournerai juste le dos pour mieux recevoir tes coups ! »
Quand je discutais avec lui à propos des sages de notre Arch… Il disait toujours : « Aucun d’eux n’arrive à la cheville de mon père que ce soit dans la sagesse, dans le courage ou la générosité. » Tout ce qui touchait mon père le tourmentait… Comme le fait que mon père ait été torturé et emprisonné à plusieurs reprises par les Français, sans qu’aucune reconnaissance ne lui ait été accordée. Un monsieur bien placé des Awzellaguen répondit à ma mère – qui lui disait qu’elle voulait juste que les sacrifices de mon père soit reconnus – « Je ne sais pas ce qu’il a fait ! » Normal, comme tous les planqués, il était en Tunisie pendant toute la durée de la guerre ! Ce fut les seuls moments où Dadda se mettait en colère. Il disait : « Quand je le vois dans le rue, je me retiens pour ne pas lui cracher dessus ! » C’était ce genre de personnes qui ont détruit la Kabylie, voire l’Algérie toute entière.
Dadda était juste et n’avait peur de personne. Il avait même un certain plaisir à se mesurer à ceux qui oubliaient bien souvent la bienséance et le respect. Il était vif à la fois dans son geste et dans sa parole. Il ne supportait aucun acte d’incivilité. Respectueux et affable à l’excès, il surprenait souvent ceux qui se méprenaient à son égard. Le prenant pour « un mou », ils s’en mordent bien souvent les doigts quand ils se rendent compte qu’ils se sont trompés de personne. En 1970, j’étais étudiant à Alger. Un samedi, alors que je me promenais à Hussein Dey, j’assistais à une rixe où un homme se faisait carrément rosser par cinq individus, rien que ça ! Je crus bon d’intervenir… C’est de famille ! Voilà que deux autres arrivaient et me tombent également dessus… Alors que j’allais m’affaler sous les coups, voilà que des bras secourables – des bras d’un géant – m’apportaient secours en tapant efficacement dans le tas. Ce fut grâce à la voix que je reconnus mon frère : « Celui qui touche à mon frère, je le tue ! » dit-il en arabe algérois.
Pendant qu’ils prirent la fuite, il releva d’abord le monsieur à qui j’avais porté secours avant de se pencher sur moi et de me dire : « Tu n’as pas été atteint ailleurs ? » Je saignais du nez. Il me tendit un mouchoir… J’ai toujours pensé la chose suivante : Cela faisait la seconde fois que je me faisais attaquer après avoir voulu défendre une autre personne… Et pour la seconde fois, mon grand frère surgissait comme par enchantement ! Il est vrai que la première fois, c’était près de chez lui ; je trouvais donc cela normal… Mais, la seconde fois, j’étais au boulevard de Tripoli, bien loin de la maison… Un peu comme l’aurait fait mon père, Dadda Mokrane me dit : « Je suis fier de toi… » Nous rentrâmes ensemble à la maison « comme des frères ». Une douce chaleur m’envahissait… quand je sentis son regard doux et protecteur se poser sur moi.
Dadda Mokrane ne craint pas l’adversité. Droit et juste, il était toujours prêt à porter secours à celui ou celle qui en avait besoin. Personne ne pouvait malmener quelqu’un devant lui sans qu’il ne lui porte secours, même au péril de sa vie. On en rit encore quand mes frères et mes neveux me relatent le dernier incident qui nous opposa à nos voisins qui voulaient nous interdire le chemin d’accès à notre propriété, estimant que nous n’y avons pas droit… après 80 ans d’utilisation du dit chemin ! Devant un tel comportement qui niait toutes les valeurs du voisinage, Il était tellement hors de lui qu’il disait : « Si je trouve l’un d’eux sur mon chemin, je l’écrase et je ferai marche arrière pour l’achever s’il est encore vivant ! »
Il nous raconta alors comment mon père – toujours prêt à rendre service – avait accepté d’échanger le droit de passage par ce chemin en abandonnant aux voisins l’autre chemin qui passait devant leurs portes. Dans une époque lointaine, leurs Anciens seraient venus demander à mon père de bien vouloir accepter cet échange. Avec le temps, ils avaient oublié que mon père rendit un service pour partager un droit… celui de pouvoir rentrer tranquillement chez lui. Mais à la mort de mon père, ces derniers se crurent fort en droit et « fort en force et en nombre » pour nous interdire le passage. Ils ont oublié les paroles de mon père : « Je l’ai prénommé Mohand Amokrane, car il est né au temps où les légendes soutenait l’arbre de vie de la Kabylie. »

Le géant a succombé à un cancer dans la nuit du 28 février 2015. Il a fait preuve d’un courage que peu d’hommes et de femmes pouvaient dégager face à cette maladie. Nous l’avons enterré un jour de pluie. Dès le lendemain, un soleil éblouissant vint nous réconforter. Nous nous retrouvâmes unis dans la tristesse et la douleur comme il l’aurait souhaité. Frères, enfants et petits-enfants ainsi que les proches étaient là. Et c’est à chacun de se remémorer son souvenir en racontant une anecdote… Nous étions en rires et larmes… entre la douleur et la douceur de cette tendresse de communier ensemble pour dire les mots… Les mots qu’il aurait aimé entendre… Des mots de sagesse et de fraternité… Des mots qui faisaient de nous ce chêne aux racines profondes qui tiennent encore bien qu’ayant perdu leur souche. Branches solides et solidaires, secoués par le vent mauvais de la mort, nous venions de perdre notre souche… Mais, les enfants – ses petits-enfants – jouant et criant ici et là font entendre sa voix, comme s’il venait de renaître, comme s’il était toujours parmi nous. Alors, ce sont des rires qui fusent ici et là entremêlés de larmes qui accompagnaient les mots des anecdotes que chacun et chacune racontaient à son propos.
J’aimais particulièrement entendre les témoignages de ses belles filles que Dadda Mokrane chérissait comme ses filles. Chacune d’elle racontait comment il veillait sur elle. Comment il disait en haussant la voix pour que son fils entende : « S’il t’embête, tu me le dis ! » Et il montrait sa canne !
Après l’enterrement, ma petite nièce – qui adorait son grand-père Mokrane – pleurait doucement à l’arrière de la voiture. Pour la consoler, je lui dis que Jeddi-is « son grand-père » serait très malheureux de la voir pleurer ainsi… Elle essuya ses larmes et me dit : « Je l’aime tellement que je ne voudrai en aucun cas qu’il soit malheureux à cause de moi… Il faut que je sois heureuse pour qu’il continue d’être heureux au paradis ! »
Si le paradis existe on aurait aimé que tous ceux qu’on aime et qui sont partis après avoir honoré le genre humain par leur courage, leur fidélité, leur savoir, leur fraternité, leur générosité envers les autres et notamment envers les plus faibles, leur bonne humeur qui égayait les petits enfants, leur joie de les tenir dans leurs bras… on aurait aimé que ce paradis puisse exister pour qu’ils continuent d’être heureux afin que le Dieu miséricordieux efface leur chagrin et les console de toutes les peines qu’ils avaient eues en ce bas monde.
Le géant qu’était Dadda Mokrane disait : « Un jour, je rejoindrai mes chers parents… Si le paradis existe, je voudrai que Dieu me permette de me repose à leurs côtés… Ainsi l’éternité me semblera plus courte et plus agréable à vivre. »
Mon cher grand-frère – de t’avoir connu si juste et si droit, si courageux et si modeste, si généreux et si fraternel, si bon et si respectueux envers nos parents – je suis sûr que le Souverain Suprême (Agellid Ameqqwran) exaucera tes vœux. Et si, à mon dernier jour, je pouvais vous retrouver ensemble, cela rendra ma mort beaucoup plus douce, comme un voyage… Un merveilleux voyage qui reste à faire.

Dadda

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Réponses

  1. Toutes mes condoléances à vous et votre famille !

    • Azul fell-awen !

      Je remercie toutes et tous celles et ceux qui m’ont témoigné leur soutien dans cette douleur… C’est dans ces moments qui renforcent ma kabylité que je me sens faisant partie d’un peuple digne et fraternel, un peuple noble et attentionné. Tanemmirt-nkwent – tanemmirt-nwen a tiyessetmatin d wayetmaten. Youcef Ouchivane

  2. Azul a dda Yussef,
    Avant tout, je te présente toutes mes condoléances. Je prie le bon Dieu d’accueillir dans son vaste paradis, tes parents, ton frère, Mohand Amokrane, le géant, les uns à côté des autres.

    Ce texte est tellement émouvant que j’ai pleuré énormément.

    Que Dieu donne la patience à tous ses proches.

    Gma’k
    Mohand

    • Azul a gma-ynu Muhend !
      Tanemmirt tameqqwrant af urawen-ynek i-lmend n tmettant n Dadda Meqqwran. Ssaramegh a-nemlil di lehna d lferh i wakken a-nettu yakw lehzen n dunnit ger imettawen yakw ttwaghit. Atas deg’wid iruhen aâzizen felli ur ten zrigh ara. Nejja tamurt achal aya ! Nusa-d d-imezyanen, assa d-imgharen ! Akka i d ddunnit ; akka i ttudert ! D-acu-kan, nettef di lâahd Imezwura d win Imawlan ; akken qqaren yakan : Amdan trebba yemma-s ilaq ad yili am edrar : ur ittherrik, ur ittbeddil deg’wayen isâan azal. Akka am’ara yruh yiwen, izra belli di tudert-is ixdem lxir, yedda af tmusni, irfed win ur nesâi ifadden ; yedda af izuran yakw tteqvaylit. I-mi abrid n lmut a-t nawi yakw : iqqim-ed kan a-nruh d-izedganen : am terwa Umazigh, am tarwa idurar ! Ar tufat ! Lehna tafat fell-ak yakw d wid ik ittilin. Youcef Ouchivane Allioui


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