Publié par : youcefallioui | août 8, 2015

Aliénation linguistique (suite) : « Quand la vache devient un âne ! »

Quand La vache devient un âne ! Mecki tafunast tettughal d-aghyul !

 

1963 : Moi, revenant de l’école après un cours d’arabe : « Maman, c’est quoi, « El-baqqaratun ? » (Yemma, d-acu-t « El-baqqaratun » ?)

Ma mère : « Mon fils, si Dieu ne fait pas mentir, je crois que c’est un âne ! (A mmi, m’ur-yi skaddeb ara Rebbi, waqila d-aghyul ! »

 

Déclaration de l’islamologue Kamel Chekkat (El Watan, 04/08/2015).

« L’enfant n’est nullement gêné d’apprendre une nouvelle langue dès sa premières année scolaire. Si on se fie aux études psychologiques et éducatives. Autrement dit, l’argument de ne pas choquer l’enfant dès le jeune âge avec l’arabe classique ne tient plus la route. » (El Watan, 04/08/2015)

Nous ne saurions dire qu’elle est part de bonne foi et celle de mauvaise foi devant de telles déclarations.

J’ai longtemps travaillé sur l’aliénation linguistique à l’Ecole Normale Supérieure de Paris (Laboratoire de l’ERMI). Voilà exactement l’affirmation des psychologues en termes d’éducation pour redresser, les propos de monsieur Chekkat que je soupçonne d’édulcoration pour masquer les terribles conséquences de l’aliénation linguistique que subissent les enfants amaziphones : « L’enfant n’est nullement gêné d’apprendre une nouvelle langue dès sa premières année scolaire, s’il s’appuie d’abord dès l’entrée sur sa LANGUE MATERNELLE. Car c’est sa langue maternelle qui lui donne la sécurité psychique pour aborder une ou plusieurs langues dès les premières années de sa scolarité.

 

C’est cette nuance – où se joue tout le drame de l’aliénation linguistique – que monsieur Chekkat a balayée d’une phrase qui voile la réalité de ce qu’est la réification, voire la chosification – stade le plus déchirant provoqué par l’absence de la langue maternelle de l’enfant amazigh.

On me dira que l’enfant arabophone souffre aussi de cette absence. Je ne peux que répondre par l’affirmative. Mais, on n’a jamais moqué, frappé, violenté, brimé un enfant arabophone quand il s’exprime en arabe dit « dialectal ». Ce qui a été et demeure la réalité quotidienne de l’enfant amazighophone. Là est toute la différence ! On apostrophe pas l’arabophone par des brimades, voire des insultes du genre : « Parle dans ta langue » (c’est-à-dire l’arabe, quand il lui arrivait de s’exprimer naturellement en tamazight ; « Laisse-nous avec ton barbarisme ! », etc. Ces remarques insultantes sont faites avec véhémence et dans un irrespect total des libertés fondamentales de l’Algérien amazighophone. Je me rappelle d’un douanier qui apostrophât ma sœur Malika parce qu’elle parlait en kabyle à son jeune garçon !

J’ai vu mon père aux prises avec les gendarmes à Ighzer Amokrane alors qu’ils s’en prenaient à un jeune qui ne comprenait rien à l’arabe ! Il fallait l’intervention d’un cousin – lui-même gendarme – pour « calmer l’affaire ».

Durant la colonisation, nous étions souvent violemment frappés par les instituteurs français pour avoir parlé en kabyle. Seul le français (et l’arabe !) étaient permis à l’école, même du temps de la colonisation ! Car la France coloniale s’était mise dans l’idée qu’il fallait arabiser les Kabyles… Je rappelle à toutes fins utiles que c’étaient « les bureaux arabes » qui étaient chargés de la gestion de la Kabylie. Et quand un Kabyle « avait à faire » avec ces fameux bureau, obligation lui était faite de se faire assister d’une personne parlant arabe. Nous voyons tout ce qui sépare les deux statuts arabophone et amazighophone depuis la colonisation à ce jour…

Pire encore, à l’indépendance de l’Algérie – dont on a jamais retrouvé le véritable mode d’emploi, pour paraphraser le dramaturge Fellag – nous subissions le même traitement et la même violence de la part des instituteurs orientaux, syriens et égyptiens !

Et le cauchemar ne s’était jamais arrêté ! Il a même continué de plus belle, car de fades panégyristes et des censeurs bêtes et amers se sont emparés de nos rêves d’enfants au grès de certains ignorants prôneurs d’un système qui n’a jamais rien compris au rêve et au bonheur auquels pouvaient prétendre – car elle en possède toutes les dimensions – l’Algérie des Lumières (Lezdayer n tafat).

 

Argument d’enfant raconté par Ali – Ecole Primaire d’Ighzer Amokrane (Awzellaguen).

 

Quand « l’orge » devient « Poiles du pubis ! »

Nous étions en cours d’arabe avec un maître Syrien. C’était le moment de la dictée sur les moissons. L’institueur dictait en répétant avec insistance : « A-Chaïr » en arabe. Pendant que les garçons riaient, les filles sortaient une à une de la classe !

Les pères ne tardèrent pas à venir expliquer au maître qu’il fallait qu’il évite des sujets pareils où des mots tout à fait ordinaires en arabe peuvent signifier des choses obscènes en tamazight. Car l’orge se dit « timzin » en kabyle et que le mot en arabe signifie tout à fait autre chose…

L’instituteur Syrien se défendit en disant : « Ce n’est quand même pas de ma faute si le gouvernement algérien refuse l’enseignement de votre langue maternelle ! »

 

Je termine ma réflexion en disant à monsieur Chekkat : « Est-ce qu’il lui est arrivé de se retrouver dans un pays étranger dont il ne comprend pas la langue ! Le drame est moindre, car il sait de conscience – bien que très gêné – qu’il est en pays étranger. Que dire alors de l’enfant amazigh qui se retrouve dans la même situation, mais étranger dans son propre pays… !

Il serait donc temps que monsieur Chekkat et consort – protégé par un système dominant qui méprise et balaie d’un mauvais vent la langue maternelle amazighe, langue autochtone et millénaire des Algériens et de tous les Africains du Nord – sortent du cercle infernal de la mauvaise foi en se faisant passer pour « les langues armées » d’un gouvernement qui se veut depuis plus d’un demi-siècle arabo-islamique et oriental alors qu’il n’est rien de cela. A tout le moins s’accepte si l’on permet aux Algériens de regarder devant eux pour admirer d’autres horizons que ceux qui sont bouchés depuis qu’ils ont libéré leur pays du joug colonial. Une situation néo-colonial ne peut se traduire que par la langue maternelle de l’enfant amazigjh qui arrive dans une école dont les limites psychopédagogiques, construites sur un manque total de psychologie éducative, lui signifient que son « ticket linguistique » n’est plus valable.

Dès lors, peut-on parler d’une quelconque « sécurité psychique » de l’enfant ? Je me rappelle encore de la peur qui nous envahissait dès que nous foulions de nos pieds la cour de cette institution qui refusait notre identité : notre langue et notre histoire. Une école qui nous réduisait à l’état de choses insignifiantes et réifiantes au grès des institueurs qui étaient davantage là pour nous brimer que pour nous servir de guides ! Une école au fronton de laquelle il est écrit : « Au-delà de cette limite, votre langue n’est plus valable ! »

Selon l’adage des Anciens, nous étions des étrangers dans notre propre pays aussi bien pendant la colonisation qu’après celle-ci. La blessure est d’autant plus grave que la déchirure est provoquée par l’Algérie indépendante ! Mon pays disait souvent : « Je suis prêt à pardonner aux Français d’avoir tué mes enfants et mes frères et d’avoir détruit ma maison et mes terres ; mais je ne pardonnerai jamais aux Algériens ce qu’ils ont fait et continuent de faire à d’autres Algériens ! »

Les anciens Kabyles, qui n’étaient pas des psychopédagogues, disaient : « Qui a une langue maternelle se sent en sécurité ! »

Mon vieux pères qui n’a jamais été à l’école me disait à ce propos : « C’est juste une question de bon sens, mon fils ! » (T-tamsal n wasal kan, a mmi !) Nous avions appris grâce à d’éminents linguistes comme Louis-Jean Calvet, pour ne citer que lui, que la seule différence qui existe entre le dialecte et la langue, c’est que cette dernière dispose d’une armée, d’une police, d’un gouvernement et d’un système idéologique qui lui permet de mettre main basse sur l’école. En voulant à tout prix effacer la langue maternelle des enfants algériens, ce système ne fait que tuer l’école Algérienne.

Monsieur Khaled Ahmed déclare (Dépêche de Kabylie du 06/08/2015) :

 

« Il faut chercher des solutions à d’autres problèmes fondamentaux au lieu de faire tout un tapage médiatique sur l’utilisation de la langue maternelle dan l’école… ».

 

Comme on dit en kabyle : « Am win ihekkun lhemm-is i tmettut m_baba-s ! »

 

 

Nous constatons avec amertume que nous ne sommes pas encore au bout de nos peines pour que nous soyons entièrement acceptés par les tenants du système dominant. Nous n’avons pas fini avec l’histoire stigmatisante et ô combien réifiante où ma pauvre vieille mère réduisait à l’état d’un âne une pauvre vache !

 

Pour terminer (plus sérieusement) mon propos, citons le grand philosophe et fabuliste kabyle Slimane Azem qui avait fait de son œuvre poétique un pamphlet extraordinaire contre l’aliénation linguistique et notamment le rejet de la langue kabyle par le système dominant arabo-islamique : « Les enfants sont comme les oiseaux, ils possèdent des chants différents. » (Arrac am yefrax, yal yiwen akken ittizzif).

 

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Réponses

  1. Azul a Dda Yusef !

    Je vais vous faire rire en vous disant que je suis devenu une personne plus cultivée et un Kabyle plus important ! J’ai tout simplement acheté tous vos livres !!! Je ne puis dire maintenant toute l’étendue de votre culture. Je pense que vous êtes l’écrivain kabyle qui marquera à jamais notre langue et notre culture… Je vous remercie pour tout et je vous souhaite bon courage et bonne santé, car un ami proche de vous me dit que vous étiez souffrant !
    PS : Vous ne pouvez pas imaginer la fierté que j’ai d’avoir mis vos ouvrages dans ma bibliothèque du salon ! Mes amis kabyles et surtout étrangers ne ne peuvent s’empêcher de consulter l’un de vos livres quand ils entrent chez moi ! Je fais enfin ce que font tous les peuples cultivés ! Et j’en suis fier. Comme vous dites si bien : Ar tufat ! Lehna tafat ! Mohand

    • Azul a Mohand Ouali !

      D-acu ara-k inigh ? Ferhegh atas atas af awalen i d-tennid ! A-wi yufan Iqvayliyen yakw ad xedmen am keccini ! I-mi atas imyura i’glaq yiwen asen ifk ddher bac ad kemmlen di leqdic nsen, di tira s tmazight n tmurt.

      Tanemmirt af lway-nek d-urawen-ynek i lmend tezmert-iw. Akka i d-imgharen : la nteddu di temgher, tazmert tettruh cituh cituh. D-acu kan ssaramegh ad arugh kra n yedlisen nniden weqbel a-sahel ar Imawlan i-gh ijjan i-neccedha… Tanemmirt atas atas ! Lehna tafat, ar tufat !


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