Publié par : youcefallioui | décembre 18, 2017

MON PERE – LE SAGE DES LUMIERES VAVA – LEWLI N TAFAT – Quand la sagesse et la vertu d’un peuple premier s’expriment.

MON PERE – LE SAGE DES LUMIERES

VAVA – LEWLI N TAFAT

Il y a quarante-cinq ans que mon père s’en est allé vers un autre monde. Il y a quarante-cinq ans déjà que je n’entends plus ses éclats de voix. Cette voix si forte et si douce à la fois, si rocailleuse qui portait au loin dans cette langue kabyle qui vient de la nuit des temps, comme il le disait si bien, « Depuis la naissance du monde » (Seg-wasmi i d-tejna ddunnit).

Je reviens en arrière en me penchant sur ce passé extraordinaire que j’ai vécu l’espace de quelques courtes années avec ce père que j’ai eu la chance d’avoir eu. Il était non seulement mon père, mais aussi et surtout mon meilleur ami, mon confident et mon professeur. Durant les longues années d’études et de recherche que j’ai faites dans les écoles et Universités françaises, jamais je n’ai eu des enseignants de sa qualité.

Il m’est difficile de revenir sur tout ce que mon père m’avait enseigné sur la langue et la culture kabyles. Il était si sévère dès qu’il s’agissait de notre langue ! Il nous disait d’un ton autoritaire : « Donnez de la hauteur aux mots ! Le kabyle n’est pas une langue ordinaire ! » (Fkewt lqedd i wawal ! Taqbaylit macci t-tamenwalt !) J’ai mis bien des années à comprendre le sens de certains mots que j’entendais de sa bouche. J’aimais sa façon de sourire avec indulgence avant de répondre à mes questions : « Voussvouss[1], mon fils, tu ne sais pas ce que cela veut dire !? Assoyons-nous un instant, tu veux bien ? »

Il aimait m’enseigner les choses de la vie. Il y avait un arbre sur le flanc du ravin qui surplombe (encore, mais pas pour longtemps) la Soummam sous lequel il aimait que nous nous assoyons pour parler. Nous passions ainsi des heures à l’abri des regards. A la fin de chacun de nos nombreux échanges, il terminait toujours par cette phrase d’une voix douce et grave : « Mets taqvaylit dans ton cœur et la protection des ancêtres ! Fais du bien à celui qui tombe, quant à Dieu laisse-le aux autres ! » (Ger taqbaylit deg wul-ik, d laânaya Imezwura ! Erfed w’ur nesâi ifadden, ma d Rebbi anef-as i medden !)

Que voulait-il dire exactement par ces mots ? Je restais souvent des jours et des jours à ressasser ce genre de formules dont il nous abreuvait. J’avais beau les tourner dans tous les sens, il y avait toujours un autre sens qui venait se rajouter à ce que j’avais déjà trouvé[2].

J’aimais écouter « ce mendiant superbe ». Je l’avais surnommé ainsi car mon père s’habillait comme un démuni, un mendiant superbe. Avec lui, l’habit n’avait jamais fait le moine. Seule sa prestance, sa générosité, son intelligence flamboyante portée par une voix sans pareille le distinguait des autres. On oubliait aussitôt ses pauvres habits qu’il se plaisait à rapiécer lui-même pour voir un homme subjuguant au kabyle étonnamment riche, raffiné et sans pareil !

Cela me permet de rapporter une anecdote racontée par mon ami le cinéaste Abderrahmane BOUGUERMOUH. Son propre père était en train de discuter de choses et d’autres avec d’autres vieux de notre arch. Chacun y allait de sa prose et de sa rhétorique pour en imposer aux autres. L’un d’eux voulait à tout prix montrer qu’il avait toutes les clés et les subtilités de notre chère langue. Agacé par tant de prétention, monsieur Bouguermouh père finit par s’exclamer face aux prétentions de son vis-à-vis : « Ô un tel ! Celui qui veut entendre le kabyle, qu’il aille voir d’abord Mohand Améziane Ouchivane ! » (A flan ! wi’bghan ad isel i Teqvaylit, ilaq ad iruh qbel ad izer Muhend Amezyan Ucivan !)

C’est dire que « La langue de mon père » était revêtue par les Anciens d’un sceau exceptionnel dont il était difficile de retrouver les éclats chez d’autres vieux. Dda Mohand Qasi, le dernier Amousnaw de notre tribu, disait de mon père : « Seul Améziane Ouchivane savait lire les nuages et le vent ; seul lui était capable de comprendre le chant des oiseaux… et de cueillir du miel en juin sans se protéger des morsures des abeilles ! »

Ecouter mon père parler de la nature était une leçon que beaucoup d’écologistes d’aujourd’hui devraient avoir entendue !

D’après notre mythologie, le Souverain Suprême aurait créé le premier homme (Verver Amezwaru) du frêne, premier arbre de la création, selon nos croyances. Mais comme l’arbre a besoin de l’eau pour vivre, le Souverain Suprême avait compris qu’il fallait créer la première femme, « La mère du monde » (Yemma-s n ddunnit) de l’eau : d’une perle de rosée (si tiqit n nnda). On aura compris que sans l’eau (la femme), point d’arbre sur terre ! On aura également déduit que sans l’eau et l’arbre point de vie sur terre[3] ! Mon père disait : « A chaque fois qu’un arbre s’abat, c’est un homme qui s’en va ! » Comme tous les peuples premiers et autochtones, ce que les anciens Kabyles appelaient « At-tmurt », les Imazighen ont toujours privilégié la pensée synthétique, voire holistique, plutôt qu’individualiste et analytique.

La voie holistique voit toutes les choses et tous les êtres vivants comme liés. Cette approche ne sépare pas l’élément du tout, l’individu du groupe ou l’homme de la nature. Aussi, ce qui me paraît digne d’intérêt, c’est l’importance accordée par les anciens Kabyles à l’environnement et à la nature qu’ils désignent d’un seul et même mot tarwest. Ce mot renvoie à une philosophie, voire à une croyance, qui affirme l’interdépendance entre tous les êtres vivants qui peuplent la terre. Une importance qui prend toute son ampleur à travers la culture orale et notamment les énigmes où les éléments physiques sont étudiés comme des éléments et des « personnages » vivants au même titre que les biotopes des mondes végétal, animal et humain, désigné par un lexème mystérieux Akkiw, lequel, toujours selon mon père, signifierait « L’univers  ».

Pour faire plus « intellectuel », je veux simplement expliquer que pour mes ancêtres, la première des sciences s’appelle « La mère nature » (Tarwest[4]). C’est la science de l’interdépendance entre tous les êtres vivants. Tout comme les humains, tous les êtres vivant sur cette terre ont une âme. Mon père disait : « Du plus petit insecte jusqu’au plus grand des oiseaux, la terre a besoin de tous ses enfants, femmes et hommes compris ! » Lorsque nous ramassions les olives, il ne manquait jamais de nous dire : « Laissez-en un peu sur les plus hautes branches, c’est la part des oiseaux ! » La pensée des Anciens est simple et claire et elle s’inscrit aussi dans ce dicton : « L’insecte est petit, mais il nourrit les oiseaux ! » (Abeєєuc macci, d-acu yettqewwit ifrax !)

L’importance des insectes dans la chaîne de la vie sur terre est aujourd’hui une évidence connue de tous. Mais dans des temps bien reculés, les Kabyles avaient déjà leur fête… des insectes ! Et mon père s’extasiait à juste titre en disant qu’à sa connaissance seul le peuple kabyle réservait une journée de fête aux insectes (tameghra ibaeεac) auxquels était consacré  également un souper du même nom, « le souper des insectes » (imensi ibaeεac) !

Enfin, pour ne pas trop charger cet hommage anniversaire des 45 ans après la disparition de cet homme, chez qui l’humanité n’était pas un vain mot, je me souviens de sa réflexion sur la vie nocturne du village kabyle. Ecoutons-le : « Quand je travaillais nos champs dans la vallée de la Soummam (Azaghar), j’arrivais parfois fort tard dans notre village (dans la montagne). Au fur et à mesure que j’avançais vers chez nous et que j’arpentais nos ruelles, ce qui surprenait, c’était le silence « qui s’échappait » de certaines maisons, alors que d’autres habitations étaient « remplies » par des éclats de rires et des éclats de voix… Il m’avait fallu un certain temps pour découvrir que le silence était suscité par les récits comme les contes et les mythes et que les éclats de voix et les rires étaient déclenchés par les joutes oratoires et les énigmes. Alors, j’ai fini par comprendre que le peuple kabyle est, à bien des égards, un peuple fort singulier qui étonnera toujours le monde s’il continue, grâce à sa langue, de chercher la lumière dès que la nuit tisse sa toile ».

Et enfin, pour terminer, écoutons-le dire un mot sur la femme en général et notamment sur ma mère.

« Tout dans la femme est semblable à l’arbre. Pendant que l’homme gesticule et vocifère, la femme observe et construit en silence. Tout comme l’arbre, elle écoute en silence ; elle comprend tout et ne dit rien à personne. Comme la nature, elle donne et protège la vie … C’est le meilleur visage de Dieu. Le Dieu qui est dans la nature ; dans la fleur fragile ; dans l’eau de la rivière qui coule ; dans le chant de l’oiseau qui chante ; dans le plus petit insecte ; dans l’arbre tranquille ou secoué par le vent. La partie juste de Dieu ne peut être qu’une femme… Sans votre mère, je ne serai arrivé à rien… Je serais encore un mendiant. C’est elle qui vous a mis au monde. C’est elle qui m’a tout construit. J’ai autant appris de ses silences et de ses souffrances que par tout ce que j’ai pu apprendre de la vie des hommes et des livres saints. »

 

  Merci très cher Père ! Tanemmirt a Vava azenfan ! J’espère que le Souverain Suprême t’avait fait un accueil digne et patient, comme tu l’as été avec nous, les tiens et les humains que tu as rencontrés sur ton chemin.  Pardon de ne pas avoir toujours été à la hauteur que tu m’avais fixée… C’est parfois au-dessus de mes forces et de mon discernement. « J’entre dans l’âge de la sagesse », comme tu disais, je te promets de mieux faire à l’avenir.

 

[1] Héros de la légende : « Les chasseurs de lumière ».

[2] A cause de la polysynthèse – propre aux langues autochtones et premières –, que je n’avais découvert que près de 40 ans après.

[3] Mais, cette information mythologique recèle une croyance (implicite, mais non révélée) très importante… Laquelle ? Je laisse le soin aux lecteurs de la chercher.

[4] Littéralement, polysynthèse oblige, Tarwest signifie plus exactement « Celle qui enfante ».

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