IDIR OU LE CHASSEUR DE LUMIERE – YIDIR ASEGGAD N TAFAT
Un peuple qui n’a pas de mémoire est voué à disparaître.
Un peuple qui sacrifie ses braves ne verra jamais la lumière.
Akken is yenna Waârab : « Leqvayel werjin ur rebban lefhel ! »
« Anwa i-k iwwten ay Aqvayli ? Yenna-yas : « Medden yakw zran d gma ! »
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Les affres des années 70… Quand une musique sublime alliée à une voix singulière vinrent nous tirer de la nuit noire dans laquelle nous cherchions en vain une petite lumière…
Nous étions à l’Institut Pédagogique Alger quand, un matin, je fus témoin d’une conversation fort révélatrice d’un nouvel état d’esprit chez les jeunes arabophones. Une conversation entre des jeunes filles qui se disaient arabes et qui, en tournant un bouton de leur transistor, tombèrent involontairement sur Idir qui interprétait à Vava Inouva…
D’habitude, quand les arabophones tombaient par hasard sur une chanson kabyle, ils tournaient vite fait le bouton pour changer de station radiophonique.
Cette fois-là, il n’en fut rien. Bien au contraire ! Mes camarades filles arabophones furent subjuguées par la voix et la musique Idir. Et chacune d’elles de s’exclamer : « Que c’est beau ! » Une autre ajoute : « Par Dieu, c’est magnifique ! » Notons au passage que c’étaient des camarades étudiantes qui ne comprenaient pas le kabyle. Une autre ajoute encore l’air enthousiaste : « C’est vraiment magnifique ! »
D’autres hochèrent de la tête (en souriant !), approuvant amplement ce qualificatif. Mais voilà que l’une d’elle ajoute d’un air sombre : « Je ne vois pas pourquoi cela passe sur la chaîne kabyle ! » C’est alors qu’une autre crut bon de corriger : « Mais, Idir est kabyle ! C’est pour cela… Crut-elle bon d’ajouter à l’attention de sa camarade : « C’est pour cela, je te dis, qu’il passe sur la chaîne kabyle ! »
Mais, cela ne désarma pas pour autant son interlocutrice qui répondit : « Oui mais quand même ! C’est dommage que cela passe sur la chaîne kabyle ! »
C’était trop tard, pour tous ceux qui nous « vomissaient » en entendant la chanson kabyle ! Nous étions traités comme des étrangers ! Mais, le message d’Idir était définitivement passé ! Et plus rien ni personne ne pouvait le faire taire ! C’est dire que l’écoute d’Idir avait provoqué tant de sentiments contradictoires chez ceux-là mêmes qui épousaient les thèses aliénantes du système culturel dominant instauré par un Kabyle arabisé, Boumediene[1].
On ne tarda pas alors à assister à l’apparition d’une attitude tout à fait nouvelle et fort surprenante chez la jeunesse arabophone et notamment la frange féminine qui s’identifiait, j’oserais dire bien malgré elle, à l’image de l’idole de la jeunesse kabyle. Cela eut donc un double effet. Séduire les récalcitrants et les dédaigneux, mais aussi surtout décomplexer les jeunes kabyles qui avaient honte – le mot peur serait plus juste ! – de parler leur langue.
Un homme de conviction et de courage
Idir, dans son immense talent et sa grande sagesse, avait toujours eu le mot juste. Dans toutes les interviews, bien que ses positions soient toujours courageuses et sans détours, sa façon de manier le verbe faisait passer un message qui amadouait les ennemis de l’amazighité.
Bien souvent, quand j’entendais Idir, mon réflexe de militant Amazigh attendait que l’auditeur s’exprime en kabyle… Trop souvent encore, je me suis rendu à cette réalité : Idir a fini par faire bousculer tous les préjugés sur notre langue et notre culture. Il avait ouvert ô combien de portes ! Des portes qui étaient fermées par l’ignorance, la bêtise la haine et le racisme vis-à-vis des Berbères.
Parfois (surtout à la caserne), ce fut terriblement angoissant face à ce rejet, à ce racisme à travers lequel se manifestait le rejet de notre langue et de notre identité. Ce rejet était souvent porté par des berbères qui s’ignoraient ; souvent des Kabyles arabisés. Mais la porte qui s’était ouverte ne saurait se fermer devant le mépris et l’intolérance.
Ce qui ne signifiait pas que nous avons abattu tous les murs de la haine, il s’en fallait de beaucoup[2] ! Quel est le kabyle qui n’avait pas entendu un agent de l’État le reprendre avec mépris pour lui dire de parler en arabe ?
Mais, nous avons franchi une étape. Et plus rien ni personne ne pouvait effacer d’un trait de plume[3], ou d’une seule expression comme celle qui avait cours et que l’on entendait à tout bout de champ : « Parle dans ta langue, l’arabe ![4] » (Ehder b_llught-ek !)
La langue de nos ancêtres… Tamazight contre l’ignorance et l’obscurantisme
Dicton kabyle : « Tout ce qui est beau donne de la lumière aux mauvais jours » (Kra yeddan di ccbha, ittak tafat di trekna).
Nous ne pouvions donc qu’être surpris devant cette forme de révolution qui se manifestait par une douce musique et des voix magnifiques celle d’Idir et de Zahra. Je me suis alors surpris en train de penser que nous étions sortis du tunnel sombre et noir dans lequel Boumediene et consorts voulaient nous enfermer à jamais.
La lumière que nous découvrions au sortir de ce tunnel fut à l’image de la voix d’Idir et de Zahra et de cette musique extraordinaire qui avait su capter l’attention des oreilles les plus sourdes. Que d’espoirs ! Que de joies ! Que de fierté retrouvée ! L’image est la voix d’Idir était devenue tels des étendards, un fanal porté par les chasseurs de lumière dans l’un de nos mythes racontés par les Anciens[5].
À partir de cette date tant attendue, date qui marquait la sortie de l’album d’Idir, qui portait le titre de la chanson phare A Vava Inouva, nous assistions alors à une explosion de la jeunesse kabyle qui exposait l’image d’Idir tel un étendard d’un chasseur de lumière d’antan ; dont plus personne ne pouvait plus ni écraser, ni atténuer les éclats. J’entends encore une amie Tawes[6] Kabyle d’Alger me dire : « Idir nous a lavés de la honte de soi… J’avoue que c’est grâce à lui que j’ai repris mon véritable prénom en le prononçant haut et fort ! »
A côté de cette explosion de la jeunesse en général, les pairs d’Idir étaient également secoués par les résonnances de A Vava Inouva. Ce fut donc une période éloquente et définitive pour tous les chanteurs et toutes les chanteuses kabyles, et ils furent nombreux ! Il est difficile de les citer tous ici[7]. Mais, dans la même période, Djamal Allam était venu donner un élan supplémentaire avec la chanson « Tella » qui fut aussitôt reprise par des chanteurs arabophones. Ce qui ne pouvait se faire immédiatement avec A Vava Inouva qui sort des poncifs faciles à adapter.
Enfin ! Le message est non seulement passé mais entendu dans cette langue amazighe/berbère qui n’avait pas droit de cité ! Si dire tout de la révolution qu’un Idir avait su provoquer ! De cette intemporalité dans laquelle étaient cantonnées notre langue et notre culture, Idir avait su donner à la langue et à la culture Amazighes un nouvel espace qui avait su détruire le mur de la haine, des préjugés et de l’indifférence. Une amie disait à juste titre : « Sa voix a crevé la panse de l’ignorance ! »
Idir avait su donner un espace sans frontières où le système culturel dominant ne tolérait aucune différence. Un système affligeant et tyrannique qui voulait enfermer à jamais la langue et la culture berbères dans une nuit noire où elles ne verraient plus jamais la lumière.
Nous comprenons, au passage, pourquoi l’un des albums d’Idir porte ce titre, fort révélateur – emprunt à la mythologie kabyle – à lui seul ô combien la nuit fut à la fois sombre et noire : « Les chasseurs de lumière ».
L’assassinat de Matoub… Et la voix d’Idir qui s’éleva pour crier sa douleur et son indignation…
Après l’assassinat de Matoub Lounès, en 1998, je vis Idir monter sur la tribune installée sur la place de Belleville (Paris 11ème) pour fustiger non seulement l’État algérien, qui n’a pas su protéger cette figure emblématique de la culture berbère, mais aussi et surtout les artistes arabophones, tel Khaled ou Mami, lesquels à travers leur silence, semblaient cautionner l’assassinat du « Rebelle[8] » et toutes les oppressions qui continuent de frapper les kabyles depuis 1962.
C’est donc à ce titre aussi, qu’il m’a semblé important de dire Idir avec tous les moyens dont je dispose. Je ne ferai une œuvre totalement digne de lui et de la sienne ; je ne ferai peut-être pas non plus taire toutes les mauvaises langues ; mais, j’ose espérer que, dans ma naïveté et mon espoir de restituer les choses de façon aussi claire et aussi objective que possible, les esprits chagrins n’y verront pas qu’un opportunisme de façade.
Qu’il me soit permis alors de revenir sur quelques aphorismes qui concernent l’homme, le poète, le musicien et le chanteur à la voix claire et cristalline dont la pureté nous rappelle, à nous qui étions bergers dans la haute montagne du Djurdjura, l’eau claire et lumineuse de nos sources qui dévalait du haut de cette montagne magique avec une rapidité dont le bruit ressemblait, maintenant que j’y repense, à cette voix inimitable d’Idir et à ce courage dans les moments difficiles.
Une métaphore – Taweqda
À ce titre, Idir n’est pas seulement un chanteur poète, musicien compositeur interprète, il demeure aussi, par sa personnalité riche et complexe, modeste et avenante à souhait, une véritable énigme, une belle métaphore (taweqda) capable à elle seule de transcender tous les espoirs.
Une allégorie que l’on ne peut comprendre si l’on ne voit pas en lui ce qui est caché. Si l’on ne voit pas en lui le porteur, le défenseur et la voix de la Kabylie qu’il porte au plus profond de sa personne.
L’homme dépasse de très loin tout ce que l’on pourrait dire de lui. Par ses observations et ses prises de parole, peu de musiciens, de poètes, aussi bien kabyles qu’étrangers, ont son sens du verbe, sa curiosité, ses connaissances et cette lumière qui jaillit de ses yeux et illumine son visage dès qu’il s’agit de sa langue maternelle (tamazight), cette étoile qui brille depuis des millénaires dans le ciel et dont il cultive les racines afin que son peuple continue de perdurer.
Cette aisance innée lui vient de sa mère. L’hymne qu’il lui avait consacré montre, s’il en est besoin, ô combien le message dont il continue d’être le porteur vient, comme disaient les anciens, de la nuit des jours, de la nuit des temps ou de la naissance du monde (seg-wasmi i d-tejna ddunnit).
Son aisance et son intérêt pour les langues et les cultures étrangères montrent aussi tout simplement l’amour qu’il porte, encore une fois, pour sa langue maternelle, l’Amazigh de Kabylie. C’est un trait de caractère de sa personne qui fait de lui un être à part, un poète chanteur et musicien marqué à jamais du saut de l’âme kabyle qu’il porte en lui depuis le berceau.
MERCI IDIR ! PARDONNE-LEURS, ILS NE SAVENT PAS CE QU’ILS FONT !
Aseggwas Amaynut ilhan, ifulken !
BONNE ET HEUREUXE ANNEE 2018 !
[1] C’est dire le drame de l’aliénation linguistique.
[2] Et cela revient en force. Mais, les Kabyles n’ont à s’en prendre qu’à eux-mêmes ! Comme en témoigne le lynchage médiatique dont Idir vient d’en faire l’objet ! Juste avant, Aït Menguellat venait de connaître la même chose ! Triste et sans avenir est le peuple qui ne respecte pas ses poètes !
[3] Comme celle menaçante et acerbe du quotidien officiel (du parti unique) El-moudjahid, surnommé, à juste titre « Le-tout-va-bien », par les Algériens.
[4] Un ami, qui crut bon de faire de l’esprit, écopa de plusieurs jours de prison et de coups et violence, pour avoir osé dire au policier : « Tu peux traduire en kabyle, s’il te plait ! » (Di laânaya-k, tzemred a d-trejjmed aya-gi s teqbaylit ?)
[5] Cf. Les chasseurs de lumière, op.cit. C’est aussi le titre d’un album d’Idir. Le titre est si éloquent qu’il me semble nécessaire de le rappeler.
[6] Qui se faisait appelée Samia, car son prénom faisait l’objet de moqueries de ses camarades arabophones et souvent de Kabyles arabisés qui s’ignoraient en tant que tels !
[7] Nouara, Brahim Izri, Chenoud, Matoub Lounès, Agraw, Djurdjura, Madjid Soula, Les Abranis, Yugurten, Azenzar, Takfarinas, Nora At Brahem, Malika Domrane, Sofiane, Ixulaf, etc. Que ceux et celles que nous avons oubliés nous pardonnent !
[8] Surnom du regretté et éternel Lwennas MATOUB.
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