NNANNA ou LA FEMME LIBRE ET SOUVERAINE
Tennid : « Ma yella tebgha tmettut a d-teffegh si tlam,
Macci d-argaz ara s-ifken lqedd d waâmam ».
Tu as dit : « Si la femme veut sortir de la nuit,
Ce n’est pas l’homme qui lui donnera la voie(x) (Le turban).
Tu nous as quittés un 13 avril… Le printemps n’a plus le même parfum ni la même grâce.
PAR TA GRACE (S SUAADA YNEM)
Le premier souvenir qui me revient à la mémoire, j’avais 6 ans. Profitant de l’absence de mon père, des énergumènes, qui se faisaient passer pour des maquisards, étaient venus enchaîner mon frère Mohand Tayeb. Ils l’avaient emmené droit devant eux au local que nous appelions alors « refuge ». C’était là que les maquisards se réfugiaient pour se reposer et se nourrir.
J’avais couru vers toi, car je pensais que ma mère n’était pas de taille à affronter ceux qui venaient d’emmener « ton petit frère » comme s’il était un criminel. Ils étaient sept, commandé par un certain Mohand (je me rappelle très bien de son prénom) qui voulait se venger de quelque chose qui lui était resté encore « au travers de la gorge ». Beaucoup de lâches et de parvenus profitaient d’un certain pouvoir que leur accordait la guerre pour « régler leurs comptes ».
J’arrivais essoufflé, tu étais en train de mettre de l’ordre dans la cour en coupant du bois avec une hache. Cela tombait bien !
Me voyant bouleversé, elle comprit tout de suite qu’il s’agissait de mon frère Mohand Tayeb… Elle brandit sa hache et partit en courant vers le refuge qui était à cinq minutes de la maison. Je la suivis en courant. Arrivée devant le groupe qui entourait mon frère, et voyant le « Mohand », elle savait tout de suite que l’initiative venait de lui. Elle s’avança vers mon frère et coupa la corde à l’aide de la lame de la hache, tout en menaçant Mohand de lui fondre la tête s’il venait à bouger !
Le second souvenir, se passait la nuit. Son « petit frère » était déjà au maquis et nous n’avions pas de nouvelles de lui. Elle chaussait ses palladiums (« chaussures de maquisards »), après que ma mère ait rempli un sac de nourriture. Je la voyais disparaître dans la nuit… Une nuit, comme beaucoup d’autres, où nous n’avions pas fermé l’œil. Nous attendions tous son retour. Quand enfin elle gratta à la porte, nous eûmes tous un soupir de soulagement… Elle avait bien retrouvé son « petit frère » à l’endroit convenu et lui avait remis vêtements chauds et nourriture.
Mon troisième souvenir n’était pas vraiment le troisième… Beaucoup d’évènements s’étaient passés en pleine guerre… Mon frère était toujours au maquis… Mon grand-frère Mohand Tahar, Dadda Lmadjid, mes oncles Amar et Arezki ainsi que beaucoup d’autres oncles et cousins étaient déjà tombés au champ d’honneur…
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Alors que nous étions en train de nous reposer au jardin, où nous travaillions, un groupe de harkis était venu surveiller les environs…
Ils nous avaient surpris en plein repas. L’un d’eux dit d’un air provocateur à l’intention de Nnanna : « Vous ne nous invitez pas à prendre part au repas ? »
Ma mère et les autres femmes ne crurent pas bon de répondre. Mais, Nnanna, la lionne du Djurdjura et de la Soummam, lui rétorqua : « Un traître n’a pas droit à la nourriture des maquisards qui se battent pour libérer leur pays ! »
Le harki lui répondit alors : « Ah oui, tu as ton petit frère au maquis, qui se cache comme un lapin ! » Nnanna lui répondit : « C’est toi le lapin ! Mon frère, c’est un lion qui se bat pour son pays ! » Cria-t-elle à son attention avec ses yeux verts flamboyants qui lançaient des flammes.
Elle lui tint tête ! Et ce fut lui qui s’avoua vaincu !
Bien des années après, ce fut l’indépendance… Nous pensions naïvement et avec beaucoup de nostalgie à une Algérie qui allait tenir toutes les promesses de ceux qui étaient tombés au champ d’honneur… hélas ! Mille fois hélas ! L’ennemi parti, la liberté était (de nouveau) verrouillée par des médiocres et des moins que rien !
Nous étions en 1974. Je devais venir en France passer un concours à l’école de commerce. J’attendais en vain mon passeport.
Cela faisait deux ans déjà que mon père avait fait l’ultime voyage. De guerre lasse, j’étais parti d’Alger en pensant à cette lionne de ma grande sœur ; une lionne que nous appelions tous Nnanna. Ce qui signifiait « Grande sœur ». Pour les autres, c’était Zahra Ouchivane.
Mais, s’agissant de notre Nnanna à nous, quand nous l’appelions ainsi en parlant d’elle ou en faisant appel à elle, ce n’était pas un vain mot : aussitôt venaient à nous, comme dans un film, ses yeux d’un vert flamboyant, sa voix forte et pleine d’énergie – qu’elle tenait de mon père -, et sa belle taille portant des robes kabyles à fleurs qui la mettaient en valeur. Tout le monde parlait de sa prestance… Elle marchait la tête haute le regard porté au loin, comme si elle observait l’horizon.
Face à un problème, je me disais toujours : « Je vais demander conseil à Nnanna ! »
Quand je lui fis part de mes problèmes de papiers, elle me dit aussitôt : « Nous allons voir tout de suite la femme de Si Omar. C’est mon amie et Si Omar ne peut rien nous refuser… Il connaît beaucoup de gens et il saura t’aider. »
Si Omar connaissait le sous/préfet d’Akbou et j’eus mon passeport (et l’autorisation de sortir du territoire) dans les deux jours qui suivaient ; passeport qui était caché par un secrétaire de Mairie d’Ighzer Amokrane !
La veille de mon départ pour la France, je lui rendis visite. Et j’eus droit à tous les conseils d’usage : comme si elle était là quand mon père me les avait enseignés. « Souviens-toi bien, me dit-elle, mon père disait : « Qu’as-tu apporté ? » Et non pas « Combien de temps es-tu resté ? » (D-acu i d-ggwid, macci d-acu tekkid !?)
« Je sais pourquoi tu pars… l’Algérie aurait dû tenir ses promesses… Ceux qui nous gouvernent ont détruit le rêve de leur jeunesse. La protection des ancêtres et celle de notre père, le sage des lumières, t’accompagneront… ».
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Beaucoup d’années ont passé…
Quand le 13 avril dernier, mon neveu Ahmed m’avait appelé pour m’apprendre ta mort, je ne savais pas qu’une lionne comme toi pouvait partir si vite ! Tant que tu étais vivante, tu me rassurais de l’absence de nos parents et de tous ceux et celles qui nous sont chers . Je suis donc venu te voir pour la dernière fois, un peu comme si l’on marchait vers son propre tombeau.
J’ai eu le bonheur d’avoir eu une grande sœur comme toi… Notre dernière conversation avait porté sur notre littérature orale… Tu m’avais dit en me fixant droit dans les yeux : « Tu as écrit beaucoup de contes, mon frère ? » Je te répondis que j’écrirais encore. « As-tu écrit « La vache des orphelins ? » me dis-tu encore. Je te répondis que non. Alors, tu me dis d’un ton sévère et presque moqueur : « Ah ! Si tu n’as pas écrit « La vache des orphelins », c’est comme si tu n’avais rien écrit ! »
C’est alors que tu t’es mise à m’expliquer pourquoi ce conte était si important à tes yeux. Tu t’es mise alors à me raconter l’histoire de notre famille, que j’avais déjà entendu de la bouche de mon père et de ma mère.
Je t’avais promis que je l’écrirai en te le dédiant ainsi qu’à cette grande dame que mon père appelait « La vache des orphelins » (Tafunast Igujilen).
Malheureusement, quand le livre est sorti, toi tu n’étais plus de ce monde pour le prendre entre tes mains comme je le pensais alors… J’ai compris alors pourquoi, tu m’avais dit d’un ton las et triste : « On ne sait jamais… Peut-être aujourd’hui, peut-être demain… ». Comme si tu sentais que la mort n’était pas loin.
Ce fut un printemps bien triste… Nous étions tellement proches. Nous nous chamaillions souvent ! Mais, tu ne me gardais jamais rancune… A ceux et celles qui voulaient « nous séparer », tu leur rétorquais : « Seul Youcef dit : « Nnanna vaut bien plus que sept hommes ! » (Ala Yusef, ig’qqaren Nnanna teswa s’nnig sebâa yergazen !)
Ce qui est vrai ! Et je l’ai toujours pensé !
J’étais déjà orphelin. Mais, avec ton départ, je me suis senti comme un enfant perdu… malgré mon âge !
Ton livre est sorti, ô ma douce et chère grande sœur ! Ô ma sublime Nnanna ! Tu n’es pas là pour le voir et le sentir de tes mains.
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J’ai gardé en mémoire un poème de toi :
Erfed aqerruy-ik teddud (Lève la tête et marche devant toi)
Ur ttaggwad lâabd am kecc (N’aie peur d’un quidam comme toi)
Macci d lgerra d walud (Ce n’est pas la pluie et la boue)
Nagh d-izem a-k yecc (ce n’est pas un lion qui va te dévorer)
Kecci d-argaz yifen irgazen (Toi, tu es un homme au-dessus des hommes)
Awal-ik amzun isecc (Tes paroles sont pareilles à un bon repas)
Ma yella tebghid a-ttrud (Si jamais, tu voulais pleurer)
Effer iman-ik di tferkecc ! (Cache-toi derrière un l’arbre sacré !)
Moi aussi, j’ai fait un poème sur toi :
Nnanna… Anda nedda
Akka is nessawal
D tamettut d wawal
Mi terâad am tsedda
Tettef Igenni terna akal
Ar tama-s nedda s ttkal
Akken i nebghu nedda.
Nnanna truh d-ayen
Tedfer abrid m baba
Amzun t-tala g_Elmayen
Tban teqqur i lebda
Ala udem-is i d-yeqqimen
Nettwali-tt anda nedda.
Anda nedda iban d-ilem
D lehzen ad agh illem
D-azetta u-wur nezmir
Achal i nsenned ghur-em
Lehmala-m wergin tertem
Awal-im ibedd ur yeffir.
Mi-m hkigh d leghwbayen
Trefded awal berdayen
A gma aâziz, nekk aqli da !
Tekks-ed fell-i i’gelqayen
Macci yunwass d âamayen
Afu deg’wfus i nedda !
SANS NNANA
Ma douleur semble une offense
Et je n’ai plus beaucoup de larmes
Je vois partout ton beau visage
Aux côtés de nos parents
Et de beaucoup d’autres qui nous ont aimés
Puisque la mort existe
Cela nous rend-il plus sages ?
Ces instants fugaces
Où nous rions ensemble
Reviennent sur leurs pas
Comme de profondes traces
Sur les chemins perdus
Où ta belle voix résonne
Sans peur de l’inconnu
Le printemps est là
Et tu n’es plus pour admirer la nature
Les fleurs et le lilas
Tu chantais bien souvent
Tu aimais rire aux éclats
Femme libre tu étais
Tu portais haut ta coiffure
Tu jouais avec le vent
Tu aimais les robes à fleurs
Comme les signes d’un beau printemps.
D’où te venait cette fierté
De toutes ces femmes insoumises
Qui crachent sur la barbarie
Et qui osent rire aux éclats
Ton visage de feu épanoui
Que deviendrai-je sans toi ?
Vos visages pris par la nuit
Il est des mois que je n’aime plus
Ils vous sont ravis à nous
Pour aller au bout du bout
Je ne sais plus où j’en suis
Que deviendrons-nous sans vous ?
Repose en paix, ma très chère grande sœur Zahra (Nnanna Taazizt) ! Tu avais vécu en femme libre et fière. C’est de famille… Depuis que notre ancêtre avait quitté le Tassili pour chercher refuge en Kabylie… Nous étions alors dans les années 500… Au temps de Samac (Di lwakud n Sumec).
Le vendredi 13 avril 2018
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