POUR LE CENTENAIRE DU CHANTRE DE LA CULTURE ET DE LA LANGUE AMAZIGHES
MOULOUD MAMMERI – DDA LMULUD
« Albaad yella wlac-it
Albaad wlac-it yella »
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I WCEBDI AMEQQWRAN AMAZIGH
DDA LMULUD AT MAAMMER
A-t ig ugellid ameqqwran di tgemmi-s
« Quand trop de sècheresse brûle les cœurs
Quand la faim tord trop d’entrailles,
Quand on rentre trop de larmes,
Quand on bâillonne trop de rêves,
C’est comme quand on ajoute bois sur bois sur le bûcher. A la fin, il suffit du bout de bois de l’esclave pour faire dans le ciel de Dieu et dans le cœur des hommes le plus énorme incendie. »
A la mémoire de Matoub Lounès et de tous les jeunes kabyles et amazighs assassinés.
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DDA MUHEND QASI AT BUJEMÂA IBUZIDEN
« AGDUD MEBLA ASAL
UR ISÂA AZAL
UR ITTAWED S-AZAL »
(Un peuple sans conscience collective :
Il n’a aucune valeur
Et il ne verra jamais le jour).
Yemma, Tawes Ouchivane
Lligh asenduq s tsarutt :
Ur ufigh deg’s kra…
Lligh asenduq s yizri t-tmacahutt : uffigh iccur s ddheb d lfetta.
(J’ai ouvert un coffre avec une clé : je n’ai rien trouvé dedans…
J’ai ouvert le coffre avec un mythe et un conte, je l’ai trouvé plein d’or et d’argent).
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UCACNAQ DI TISULA N TMAWYA
AGELLID AMAZIGH – FERÛN N MASER TAMAGANT –
AMSULLAS N TAMEGNI TI-S 22 (SNAT TEMRAWIN D SIN)
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SHESHONQ 1er
ROI AMAZIGH ET PHARAON D’EGYPTE –
FONDATEUR DE LA 22ème DYNASTIE
DANS LA LITTERATURE ORALE KABYLE.
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« Les Libyens vont jouer dans l’histoire de l’Egypte un rôle capital. Ramsès III doit en fin de compte, vers 1189, les installer par « dizaines de mille » dans le Delta… A la faveur de l’anarchie qui suivit, un chef de Libyens établit sa domination sur Hiérakléopolis, en Moyenne-Egypte. Son septième descendant, Sheshonq 1er, conquit le Delta, partagea le sol entre les Libyens et fonda la XXIIème dynastie (950)[1] ».
Mon étonnement fut grand quand je découvris que le nom de Sheshonq[2] (ou Shoshenq) n’était autre qu’Ouchachnaq, héros d’une histoire kabyle. Ce nom résonnait depuis longtemps déjà à mes oreilles dans sa forme berbérisée « Ouchachnaq » (Ucacnaq), à travers une légende fort ancienne que ma mère tenait de sa chère grand-mère Awicha, « Sheshonq et Mira ». Ma stupéfaction n’allait pas s’arrêter là. Elle fut encore plus grande quand je finis par réaliser qu’il était également question de ce personnage dans une comptine, « La comptine de Sheshonq ». Mon arrière-grand-mère était donc une historienne qui s’ignorait ! Je n’ai pas fait tout de suite la relation entre Ouchachnaq et Ouchnaq, forme écourtée du même prénom, Sheshonq. En fait, conte et comptine parlait du même personnage, roi amazigh, l’un des bâtisseurs des pyramides : Sheshonq 1er. Sheshonq 1er est le roi amazigh, Libyen Maechaouach fondateur de la XXIIe dynastie pharaonique. Il est appelé Sesonchôsis par Manéthon[3] qui lui compte vingt et un ans de règne de 945-924 avant notre ère. Il serait le Sesaq ou Shishak de la Bible[4]. L’histoire de Sheshonq 1er m’avait subjugué autant que le conte et la comptine de mon arrière-grand-mère Awicha[5] ! Je découvrais encore que l’histoire de mes ancêtres est véhiculée par les anciens Kabyles et notamment par nos grands-mères qui racontent ces récits si riches et si divers, ces mythes si chers à Jean Amrouche ; mythes qui les font encore pleurer à chaudes larmes, notamment pendant la fête religieuse berbère, fête des lumières de Yennayer[6].
« C’est ainsi que l’on connaît des ancêtres du fondateur de la dynastie, confirmant que ces derniers gravitaient déjà à des postes à responsabilités importantes dès la fin de la dynastie précédente. Ils cumulaient des charges religieuses et militaires, héritant de père en fils de titres prestigieux à la cour tels que père divin et spécifiques à leur ethnie comme celui de grand chef des Mâ (sans doute la contraction de Mâchaouach). Enfin cette généalogie relie directement la lignée aux tribus berbères de Libye, le premier ancêtre cité étant simplement désigné comme le Libyen Bouyouwawa[7] ».
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Plusieurs historiens et chercheurs, notamment Gabriel Camps et Jean Servier, ont souvent mis en avant dans leurs écrits que la pensée kabyle est une survivance de la pensée amazighe. C’est également le point de vue constant et circonspect de quelques écrivains kabyles. Mais, on aurait aimé que ce point de vue aille plus loin, en fouillant dans la pensée mythique des anciens Kabyles, seule pensée libératrice par le sens et la protestation qu’elle oppose au non-sens[8] ». C’est ce côté caché de la pensée kabyle que je me suis toujours efforcé de mettre en avant dans mes écrits sur la littérature orale kabyle et notamment dans ceux qui portent sur l’histoire des Imazighen. La littérature orale kabyle a gardé les traces mnésiques des oppressions, des révoltes, des outrages et des tragédies vécues par les Berbères et les Kabyles. Ces traces ne sont pas seulement de la simple subsomption, une sorte d’intuition tribale, comme d’aucuns l’ont écrit ici et là, mais au contraire une démarche que l’on peut qualifier d’universelle, à travers laquelle les Anciens voulaient expliciter le monde berbère dans leur langue, en prenant soin de distinguer tyrannies et oppressions combattues à travers l’espace et le temps. Cette littérature orale kabyle a aussi conservé les repères de cette histoire pleine d’exploration, de création et d’illumination que les historiens étrangers ont pour habitude d’attribuer seulement aux peuples occidentaux et au monde dit « arabe ». L’historien Mouloud Gaïd, à juste titre, disait que ce que l’on considère assez souvent comme des réalisations romaines ou étrangères n’étaient au fait que l’œuvre des autochtones, c’est-à-dire des Berbères[9] ! Cette vision historico-ethnocentrique n’est pas gênante comparée à toutes les arguties, les chicanes et les offenses qui pullulent ici et là contre les Imazighen.
Je comprends alors pourquoi mon sage de père disait : « Le fait de raconter une histoire kabyle n’est pas un acte anodin. Si notre langue est menacée de disparition, nous sommes nous-mêmes en péril. Une seule histoire écrite dans notre langue peut faire autant d’effet que tous les discours politiques réunis. C’est dans les histoires de nos ancêtres que s’est réfugiée notre langue. Nos sages disaient : « Dans chaque conte, il y a mille et une portes pour que le peuple de Tamawya[10] voit tous les horizons possibles ! » (Di yal tamacahutt llant d-igiman n teggura ara yselken agdud n Tamawya ! Din itufa lemnaâ tmeslayt nnegh). Une image me revient souvent, celle de mon enfance où portant des masques pendant la fête ancestrale et sacrée de Yennayer (Yennayer Anayer), nous passions de maison en maison pour régler nos comptes avec les adultes qui nous ont insupportés ! Car, ce jour-là, le pouvoir de l’Assemblée (Agraw) appartenait aux enfants ! Quelle belle leçon de démocratie… Que de dire, une fois dans l’année, aux vieilles personnes leurs qualités, mais aussi et SURTOUT LEURS FAUTES ET LEURS DEFAUTS !
Le philosophe Jean Baudrillard estimait que cette manifestation était « Un festival sarcastique qui reflète une soif de revanche des enfants sur le monde des adultes ».
Que dire alors de tous ces contes et de toutes ces légendes et comptines qui ont bercé notre enfance ? Bien des années après la terrible guerre d’Algérie, mon père me disait : « Nous nous sommes toujours entendus, ta mère et moi, pour vous raconter autant de récits ancestraux que possible pour vous faire oublier les horreurs de la guerre et vous faire entrer dans cette lumière que la guerre avait transformée en une nuit sombre et noire. Il fallait rester dans l’allégorie de nos mythes (taweqda n yizran nnegh) léguée par nos ancêtres pour qu’elle vous serve d’espoir et de protection. » C’est si peu dire que ces contes, dits de façon magistrale par nos parents et nos proches, nous avaient permis de supporter les horreurs de la guerre ! C’est tout jeune que j’ai appris que dans la mythologie kabyle, la guerre fut inventée par l’ogresse. Il est difficile de dire ici ô combien, enfant dans la guerre, j’ai haï ce personnage de l’ogresse pendant la guerre d’Algérie ! Avec l’âge, j’ai compris que l’ogresse symbolisait la conscience du peuple kabyle… Elle portait en elle les espoirs, la langue et la mémoire collective (Tameslayt d Wasal).
L’ogresse dans la bouche de nos grands-mères. L’ogresse a dit : « Que de noblesse et de savoir chez le Kabyle ! Je veillerai sur lui afin qu’il ne meurt jamais ! » Tenna-yas Teryel : « Achal d tgerma d tmusni yeggwi Weqbayli ! Ad sudregh fell-as bac lmut ur t-tettawi !)
Je comprenais alors pourquoi mon arrière-grand-mère Awicha aimait qu’on l’affublât d’un tel sobriquet : « Teryel » ! Enfant, je me disais qu’elle était folle ! Mais en revivant les apophtegmes de l’ogresse et toutes les légendes merveilleuses contées par mes parents et mes proches au coin du feu, à la seule lumière du foyer[11], j’ai fini par comprendre que mon père avait ô combien raison ! Sans les histoires et l’Histoire, le peuple amazigh glisse irrémédiablement vers sa fin[12] !
Tant et si bien qu’une langue, c’est un peuple. Quand celle-ci disparaît, le peuple qui la parle cesse d’exister[13] (Agdud d tameslayt. Mi teghba tmeslayt, agdud ittemmat yid-es).
Baba, ad yaâfu Rebbi fell-as : « Aqcic islan i tmacahutt, itthussu amek ittidir ; ilemmed taqvaylit, ittissin amsir, yerna izmer yakw i twugha » (En écoutant un conte, l‘enfant se sent comment vivre ; il apprend sa langue ; il apprend le comment de la vie ; et il est capable de faire face à tous les malheurs).
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[1] C.- A. Julien, Histoire de l’Afrique du Nord – Des origines à 1830, Gde Bibliothèque Payot, 1994, p. 63.
[2] Aussi, pour des raisons de cohérence, j’utiliserai dans le texte français le nom de Sheshonq. Son équivalent berbère (Ouchachnaq) sera uniquement employé dans le texte kabyle.
[3] Prêtre égyptien, Manéthon de Sebennytos (IIIè avant notre ère) a écrit une Histoire de l’Egypte en trente volumes en grec à la demande de Ptolémée 1er Soter Ptolémée Ier Sôter.
[4] Pour en savoir plus, voir résumé sur « Wikipédia ».
[5] J’ai mis plusieurs années à comprendre que la comptine parlait aussi de Sheshonq 1er. Il y est question d’un certain Ouchnaq et non pas d’Ouchachnaq. C’était ma mère qui m’éclaira : « Tu ne vois donc pas que la jeune fille porte le même prénom : Mira !? »
[6] La fondation de la XXIIe dynastie est le point de départ du calendrier berbère, dont le premier jour Yennayer est célébré par les Imazighen en Afrique du Nord.
[7] Nicolas Grimal, Histoire de l’Egypte ancienne, Fayard, 1988, p. 23.
[8] « La pensée mythique édifie des ensembles structurés au moyen d’un ensemble structuré qui est le langage… et d’un discours social ancien. » (C. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Plon, 1962, p. 36).
[9] Les Berbères dans l’histoire, Imprimerie Merkouche, Alger.
[10] Nom ancien de la Kabylie : « Fédération laïque autonome de Kabylie ».
[11] Pendant la guerre d’Algérie, toute lumière était interdite la nuit dans les maisons de l’arch des Awzellaguen placé en « zone interdite », après la destruction des 20 villages et hameaux, pour avoir organisé le Congrès de la Soummam.
[12] Dans ce ciel obscurci par les guerres, le racisme et les intolérances en tout genre, une éclaircie est venue avec l’officialisation de la langue amazighe, la création d’une Académie à travers laquelle des chercheurs travailleront à sa promotion et à sa stabilité. Et la reconnaissance officielle du nouvel an amazigh Yennayer – fête ancestrale sacrée (YENNAYER ANAYER) est une éclaircie de plus face aux positions racistes et intolérantes.
[13] Cf. « Le mythe de la langue » (Izri n tmeslayt). In Les Chasseurs de lumière – Iseggaden n tafat, L’Harmattan, 2010.
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