Le jour où j’ai détesté mon père…
En descendant le versant nord du Djurdjura, mon père me dit : « Nous sommes sur les terres des Confédérations d’en-Bas[1] » (AqlaY deg’wakal n’At Wadda !)
J’étais un enfant qui voulait vivre dans un monde où, pour paraphraser Pablo Neruda, « les hommes seraient seulement humains » ; sans autre titre que celui où personne ni aucune puissance ne pouvait se permettre de nous envoyer son armée pour détruire les villages et les maisons où nous sommes nés.
Le lendemain matin, très tôt, nous prîmes la route des At Yahia vers « Le col de l’ogresse[2] » (Ighil n Teryel), vers ceux que mon père et les Anciens appelaient « Ceux-d-en-Bas » (At Wadda) ; car nous devions descendre le Djurdjura pour entrer sur « leurs terres ». Nous marchâmes pendant de longues heures. Quand nous entrâmes dans le village, il devait être midi. Soudain, des enfants dévalaient les ruelles du grand village – c’était plutôt une belle ville – en s’interpellant en kabyle ! Ils venaient de sortir de l’école ! Ce fut comme si je venais de recevoir un coup de poignard au ventre ! Je ne comprenais plus rien ! J’eus juste le réflexe de demander à mon père : « Père, dans quel pays sommes-nous, ici ? » Mon père comprit aussitôt ce qui se tramait dans ma tête…
Il répondit laconiquement et gêné : « Aux At Wadda, mon fils ! Aux At Wadda !«
Nous étions donc toujours en Kabylie, à 10 kilomètres à peine de notre village… Mon père n’osait plus me regarder… Il avait compris… Il avait compris et « lu » toutes les questions qui affluaient dans ma lucidité d’enfant. Ces questions qui m’envahissaient, qui m’assaillaient et s’entrechoquaient dans ma tête ! Nous étions à une encablure de « nos terres » et voilà que d’autres Kabyles vivaient en paix… Où des enfants, de mon âge et plus jeunes sortaient de l’école en s’interpellant joyeusement !
Mon pauvre père n’osait pas me regarder, comme s’il se sentait coupable de ce qui nous arrivait ! Ce jour-là, tout avait basculé encore sans que je comprenne le drame qui se jouait dans l’autre côté du Djurdjura, notre Djurdjura, celui que nous appelions « Djurdjura de la Soummam« .
J’étais perdu dans de sombres pensées. Je ne devais pas être le seul à ressentir ce sentiment. En dehors de notre Arch, les Awzellaguen, les gens agissaient et vivaient comme s’il n’y avait pas la guerre ; pendant que nous, nous étions expulsés de nos villages et de nos maisons qui allaient être détruites ! C’était la première fois que je ressentais ce sentiment d’hostilité incompréhensible envers mon père ! J’avais tout simplement une forte envie de lui taper dessus ! L’enfant que j’étais lui reprochait de n’avoir pas pu mieux nous protéger ! Comment comprendre ? Alors que nous allions tout perdre ; juste à côté de chez nous, d’autres Kabyles continuaient de vivre dans la paix et le bonheur… Un pays où même les enfants allaient joyeusement à l’école ; à l’école des mêmes « Roumis » (Irumyen) qui nous réveillaient à coups d’explosions, de coups et d’insultes avant de nous sommer de quitter notre village. et nos maisons… qu’ils allaient détruire !
Ce fut bien des années après que j’apprendrai la monstrueuse idée de « Bugeaud le boucher » (Beccu, agezzar n tmes), comme l’appelaient nos grands-mères. Ce fut lui qui divisa la Fédération de Kabylie (Tamawya) en « Grande Kabylie » et « Petite Kabylie », après l’insurrection kabyle de la Soummam en 1871.
Nous n’étions plus dans notre Tamawya ; mais, en « Petite Kabylie » ! Pauvres de nous ! Et je compris alors pourquoi mon père disait : « Les Roumis ont très bonne mémoire… ».
Je suis resté plusieurs mois dans mon mutisme, sans adresser la parole à la personne qui m’était la plus chère au monde, mon père. Cet homme qui me prenait dans ses bras dans les moments où j’avais peur. Ce père qui me prenait sur ses genoux pendant les longues veillées autour du foyer, bien avant de connaître ces ogres qui allaient détruire nos maisons et tuer nos frères qui leur résistaient.
Quand ma douce mère « Le Paon Royal » (Tawes) nous emmenait, par la magie de ses mots, vers des cieux plus cléments, où rien de fâcheux ne pouvait arriver aux enfants, sans qu’un miracle ne se produisit pour les libérer de leur peur et effacer leurs larmes ; effacer leur angoisse et leur chagrin. Longtemps après, ma mère m’apprenait que, tout petit, j’inventais un pays ! Une contrée tranquille et sans guerre qui se trouverait sous terre… ». Le malheur au malheur ressemble, l’enfant que j’étais – comme sans doute beaucoup d’autres enfants kabyles de mon âge – essayaient d’échapper à l’emprise des ogres...
Je n’ai retrouvé le père que j’aimais de cet amour et de ce respect, dont je n’ai jamais perdu les clés, que le jour où nous sommes allés lui rendre visite en prison… « Les Français ont une très bonne mémoire », disait-il, comme pour me dire de ne jamais rien oublier. Nous voici de nouveau devant la même situation, mais en bien pire : les villages ne seront plus reconstruits. Ceux qui devaient le faire sont presque tous morts. Au fil des jours, c’étaient leurs morts successives qui nous révélait que nous n’allions pas tarder à courir les routes, la route des réfugiés.
Nous revînmes des At Yahia, du « Col de l’ogresse » ou Aïn El-Hammam – « Michelet en Grande Kabylie », comme d’aucuns disent encore ! – épuisés, tristes et sans ressorts ; sinon celui que maintenait en nous une colère profonde contre « les barbares roumis« . Une colère sourde qui grossissait en nous, à mesure que les mois et les années de cette terrible guerre s’allongeaient.
Une colère était salvatrice et salutaire ! Elle me faisait oublier la peur. Je me souviens qu’elle avait atteint son paroxysme le jour où quelqu’un vint apprendre à mon père la mort de « son fils préféré », Dadda Mohand Tahar. Je sentis monter en moi cette colère qui ressemblait à un tremblement de terre et une phrase terrible sortit de ma bouche d’enfant, sans que je sache comment elle était venue : « Quand je serai grand, je tuerai tous les Français ! »
Dans sa sagesse et son courage infinis, mon père me disait doucement :« Ce n’est pas les Français qu’il faut tuer, mon fils ! Mais, la guerre ! »
Je n’avais alors que 8 ans et tout me disait que j’allais prendre les armes à 15 ans. Je me voyais déjà mourir, comme tous les jeunes résistants dont les corps étaient exposés au stade d’Ighzer Amokrane ! Il fallait toute la sagesse de mon père pour que je finisse par comprendre que bon nombre de Français étaient aussi contre cette guerre et ces tueries et que nombreux étaient ceux et celles, parmi eux et elles, qui étaient loin d’approuver les tueries perpétrées par « leur armée » et ce que « leurs soldats » nous faisaient subir !
Sans doute, comme tous ceux et celles qui ont connu la guerre, nous sentions que la saveur et le goût de la vie nous quittaient. Comment laisser détruire la maison où nous étions nés ? Comment laisser détruire un village que nos ancêtres avaient construit et défendu à travers les siècles ? La loi du plus fort et du moindre effort s’imposera-t-elle à jamais en ce bas monde ? Comment expliquer nos yeux secs et ces larmes qui ne venaient plus. Notre âme a séché à cause de cette grande tragédie de notre histoire.
Beaucoup de gens des Awzellaguen fuyaient vers les hauteurs du Djurdjura, pour se cacher dans des grottes. Ils furent vite rattrapés. Certains furent fusillés sur le champ et abandonnés sur place. Quant aux maquisards qui s’étaient cachés dans la grande grotte qui s’appelle « Le rocher de Merzoug » (Azru m-Merzug), ils furent tués par enfumade et gazage. Les civils, femmes et enfants, qui furent capturés avaient les yeux exorbités, le visage et le cou gonflés comme des outres : comme mes cousins et mes frères. Ils tenaient difficilement sur leurs jambes. Toute vigueur leur a été enlevée ! Il était donc facile de les attraper, de les emprisonner, pour ceux qui avaient eu « la chance » de connaître la prison sans avoir rendu l’âme sous la torture. Parmi les brûlés, je regardai sans comprendre le corps de mon oncle Amar étalé là dans son « salon ». Il était brûlé… le visage méconnaissable ; son corps était noir et ses cheveux calcinés… A la place de ses yeux, des cavités qui me remplissaient d’effroi !
Ce fut le dernier signe fulgurant qui nous faisait savoir que nous devions partir, quitter ce beau village en forme de fer de cheval qu’enfants, nous dessinions dans la terre noire et boueuse et sur la neige blanche et flamboyante du Djurdjura !
Ma pauvre tante Ounissa disait : « Nous sommes des étoffes déchirées par les barbelés et emportées par le vent furieux de la guerre ! » Nous quittions notre village. Mais, nos yeux étaient rivés dans le sens inverse de notre marche. « Que deviendront tous ces chiens et ces chats abandonnés ? » Ma mère qui m’entendit m’exclamer à voix haute, me reprit d’une voix que je ne lui connaissais pas : « Pense d’abord à tes frères qui seront seuls et isolés au maquis ! » Je compris alors que les réfugiés devaient toujours gérer certaines priorités, la blessure au cœur et la séparation à jamais d’avec les jours heureux.
Nous quittions cette vaste et belle maison où je suis né dans un silence de mort. Etions-nous encore vivants ? Une grande part de notre être s’en était allée pour toujours. Ne restait qu’une petite partie qui allait se réfugier quelque part ; là où « des âmes fortes » pouvaient nous accueillir sans trop faire peser sur nous le sentiment que nous étions de trop.
[1] Au sens que nos croyances et notre mythologie leur donnaient. Cette désignation ne renvoie pas à une vision hiérarchique ou géographique ; mais, à une notion sociale qui les dépasse : en ce sens que « les nations kabyles du Djurdjura occidental » étaient considérées comme « la souche » (ljedra), sur laquelle reposait toute « la fédération ancestrale, autonomie et laïque de Kabylie » (Tamawya).
[2] Pour me faire oublier ma tristesse, mon père me racontait « Le mythe du col de l’ogresse » (Izri n Tizi n Teryel). Mais, je l’écoutais à peine ; car, dans ma tête d’enfant blessé, l’ogresse était plutôt chez nous et non pas chez les At Wadda.
[3] « Haut » et « Bas » ne renvoient pas à une quelconque hiérarchie, comme les ethnologues coloniaux ont fait avec l’invention de Bugeaud de deux Kabylies, voire de plusieurs. Dans notre mythologie (cf. supra), les « nations » du « Djurdjura occidental » (Oeroeô Umalu) sont appelées « Ceux de la Souche » (At Wadda d ljedra) ; c’est dire toute l’importance et la considération que les Anciens portaient aux « nations des Igawawen » qui représentaient à leur yeux, « cette souche » (ljedra), qui est près des racines et qui permet à l’arbre d’avoir « des fruits » : l’union avec les autres nations kabyles, du Djurdjura oriental ou de la Soummam jusqu’aux portes d’Alger et de Constantine, au temps ou Bougie (Bgayet) en était la majestueuse capitale : « la Perle de l’Afrique du Nord ».
[4] Pendant les huit ans de guerre, mon père sera arrêté une vingtaine de fois. Il échappera plusieurs fois au peloton d’exécution ! Un harki racontait la troisième fois où mon vaillant père devait être exécuté au stade d’Ighzer Amokrane :
« Au moment où le peloton d’exécution allait tirer, une abeille tournait autour de mon père… Alors que mon père essayait de la chasser de ses mains, en tapant dans tous les sens, l’officier finit par éclater de rire ! Sous les yeux ébahis de mon père, il donna l’ordre aux soldats de baisser les armes et de rentrer dans la caserne. L’officier dit à mon père, médusé : « En Bretagne, le pays d’où je viens, mon grand-père avait de nombreuses ruches… Cette abeille qui tournait autour de vous m’avait rappelé les paroles de mon grand-père : « L’abeille protège celui qui lui inspire confiance ! »
[5] Quand « la nation » (l’arch) des Awzellaguen résista aux généraux Bosquet et Camou.
[6] Ceux-là seront oubliés ! Ils ne seront jamais « reconnus » comme des martyrs de la révolution. Aujourd’hui que leurs proches ne sont plus de ce monde, on a oublié jusqu’à leur identité. « C’est peut-être mieux que de terminer dans des fosses communes » (Dda Mohand Tahar). De l’arch-roi, il ne reste plus qu’une tribu qui fait dos rond aux insultes de certains ahuris : des imbéciles qui crachent en l’air et qui oublient que leur morve leur retombera sur le visage !
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